Faire des sciences sociales

Coffret, 3 volumes • Vol. 1 : Critiquer • Vol. 2 : Comparer • Vol. 3 : Généraliser

par Christophe Evans
Sous la direction de Pascale Haag et Cyril Lemieux
Sous la direction d’Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau
Sous la direction d’Emmanuel Désveaux et Michel de Fornel
Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012
1000 pages (352 + 320 + 328 p.), 20 cm
Collection « Cas de figure »
ISBN 978-2-7132-2364-8 : 45 €

«Il y a quelque chose dans la critique qui s’apparente à la vertu », Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », 1978.



On l’aura compris à la lecture de la notice bibliographique qui précède, le coffret intitulé Faire des sciences sociales est une entreprise ambitieuse. Ambitieuse, et, il faut le préciser, assez rare de nos jours dans le domaine de l’édition des sciences humaines. Les 3 volumes qui composent le coffret totalisent en effet près de 1000 pages, regroupent 3 articles inauguraux, 30 textes originaux, 35 auteurs parmi lesquels 10 femmes : anthropologues, sociologues, historien(e)s, linguistes, philosophes, économistes ; le tout étant orchestré par un comité éditorial de 9 personnes et pour un prix raisonnable : 45 euros, soit 15 euros par ouvrage.

Première précision importante : nous n’avons pas affaire, comme on pourrait le craindre avec ce genre de projet collectif, à un collage d’articles hétéroclites réunis de manière artificielle pour tenter de faire sens après coup. L’objectif visé est de donner à voir les sciences sociales françaises (ou du moins produites en France) telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui après « la séquence triomphante des années 1960 et 1970 » ; et cet objectif est atteint. Pour mener à bien l’entreprise, des chercheurs appartenant à la même génération (nés justement pour la plupart au cours de cette « séquence triomphante »), et étant par ailleurs tous affiliés à l’École des hautes études en sciences sociales, sont convoqués pour témoigner de la façon dont ils mettent en œuvre leur travail scientifique. Trois temps forts, correspondant à trois moments essentiels de la démarche scientifique, permettent de fédérer entre elles les différentes contributions : la critique, la comparaison, la généralisation (« Critiquer car la lucidité réflexive est le meilleur remède à l’ingénuité de l’expertise. Comparer car il n’est pas de résultats probants qui s’en tiennent à la singularité d’un cas étudié. Généraliser car au cœur de la démarche scientifique se place la question du passage du cas à la synthèse » p. 8). Le résultat est particulièrement foisonnant, il débouche sur un paysage intellectuel à la fois très ouvert et articulé (l’anthropologie, chez Didier Fassin, dialogue avec la philosophie, cette dernière avec Jérôme Dokic, dialogue avec les sciences cognitives). La confrontation et l’hybridation des différentes disciplines entre elles apparaissent ainsi tout à fait emblématiques de l’époque, de même que l’affirmation d’un discours théorique qui s’efforce de se tenir à bonne distance des visées totalisantes des années 1960-1970 ou des discours relativistes des années 1980-1990.

Résumé de cette façon, on pourrait penser que le propos de Faire des sciences sociales est purement théorique. Ce n’est pas le cas. Chaque article s’efforce au contraire d’ancrer la réflexion dans des cas concrets et souvent des enquêtes de terrain ou en tout cas des travaux personnels. Didier Fassin, déjà cité, entreprend ainsi – dans un texte inséré dans le premier volume dédié à la critique (« Sur le seuil de la caverne, l’anthropologie comme pratique critique ») – de discuter l’héritage de Michel Foucault sur les biopouvoirs. Il s’attelle à cette tâche à partir d’une critique de la raison inégalitaire (ses travaux sur le sida en Afrique du Sud dans les années 2000), à partir d’une critique de la raison sécuritaire (ses observations ethnographiques récentes d’une brigade anticriminalité dans le département de la Seine Saint-Denis), à partir enfin d’une critique de la raison humanitaire (ses analyses concernant l’intervention des organisations médicales françaises dans le conflit israélo-palestinien). Chemin faisant, sa réflexion se déploie de manière convaincante au-delà d’une sociologie critique telle que celle de Pierre Bourdieu et au-delà d’une sociologie de la critique telle que celle de Luc Boltanski. L’idée étant, comme il l’écrit, de se placer « au seuil de la caverne » : « Si l’on se réfère à l’allégorie platonicienne de la caverne, deux positions peuvent en effet être envisagées pour l’intellectuel ou le chercheur. La plus classique consiste à prendre de la distance, c’est-à-dire à se placer à l’extérieur de la caverne, dans la lumière du soleil, pour constater l’état d’ignorance des êtres humains restés à l’intérieur, leur méconnaissance de leur propre condition et du monde qui les entoure, puisqu’ils prennent leurs illusions pour la réalité. La seconde se situe au plus près des hommes et des femmes, et donc dans la caverne, afin de les comprendre mais aussi de reconnaître pour ce qu’ils sont les savoirs qu’ils cultivent et les combats qu’ils mènent. Le marxisme et le freudisme sont emblématiques de la première position. Les théories pragmatiste et communautarienne illustrent la seconde. Au cours des dernières décennies, la sociologie française s’est divisée autour de ces deux approches. Il est pourtant possible de récuser cette alternative en se situant sur le seuil de la caverne, c’est-à-dire en alliant l’attention à l’égard des agents, ce qu’ils disent, pensent et font, et le recul pour saisir ce qui leur échappe, soit qu’ils aient intérêt à ne pas voir, soit qu’ils occupent une place ne le leur permettant pas » (p. 266-267).

Impossible ici de résumer ou même simplement de citer l’ensemble des contributions qui composent les trois volumes. La variété est très grande. On passe d’une étude sociologique sur les héros de série télévisés (Sabine Chalvon-Demersay), à l’analyse esthétique et politique d’une œuvre du compositeur John Adams (Esteban Buch), en passant par des réflexions sur les contacts entre Europe et Islam du XVIe au XVIIIe siècles (Jocelyne Dakhlia), ou encore sur la question des échanges culturels et notamment des traductions (Gisèle Sapiro). On notera qu’il n’est pas une seule fois question de numérique dans l’ensemble des articles réunis, du moins jamais directement. Est-ce lié à l’ancrage générationnel des participants ? Il n’est pas surprenant en tout cas que ce type de projet éditorial, particulièrement réussi, trouve son origine à l’EHESS : un lieu d’échange, de mixité, d’ouverture, d’originalité et d’exigence. Un carrefour intellectuel qu’il convient de préserver et dont il faut suivre les productions.