Pour une histoire des bibliothèques numériques en Europe (1990–2010)
Claire Vayssade
Les 3es Ateliers du livre de la BnF, tenus le 29 novembre 2012, étaient organisés en partenariat avec l’École nationale des Chartes et l’Enssib, sur le thème de la constitution des bibliothèques numériques.
C’est la thèse de doctorat de Gaëlle Béquet, Innovation et patrimoine numérique dans trois bibliothèques nationales européennes (Bibliothèque nationale de France, British Library, Österreichische nationalbibliothek), qui a inspiré cette thématique comparative. Des représentants de ces institutions, aux côtés d’universitaires et de professionnels de l’édition, retraçaient la genèse des bibliothèques numériques.
Des stratégies de numérisation variées
D’entrée de jeu, il est apparu que celles-ci ne se sont pas constituées selon un modèle unique, mais suivant une grande diversité d’approches : à la décision politique de créer en France, dès 1995, une « bibliothèque d’un genre entièrement nouveau », financée par l’État, à partir d’un corpus encyclopédique de 100 000 textes, s’oppose l’empirisme de la British Library, qui a bâti sa bibliothèque numérique de manière progressive, autour de certaines thématiques, (manuscrits musicaux, œuvres et auteurs classiques de la littérature anglaise – Beowulf, Shakespeare, Jane Austen) avec le rôle de prescripteur joué par les conservateurs, selon leur connaissance des fonds et leurs centres d’intérêt. Comme le soulignait un intervenant de la British Library, celle-ci a eu beaucoup de projets, mais pas de véritable politique de numérisation. C’est par la numérisation de masse de la presse depuis 1900 que la Bibliothèque nationale d’Autriche a constitué sa bibliothèque numérique en 2003, pour l’enrichir ensuite par la numérisation de livres anciens ; la troisième strate a été la numérisation à la demande, et enfin, à partir de 2010, un partenariat avec Google pour un programme ambitieux portant sur 300 000 livres publiés de 1500 à 1875.
En l’absence de financements publics et de ressources humaines suffisantes, les bibliothèques nationales ont dès l’origine fait appel à du mécénat ou à des financements privés et à des fonds européens. Dans ce contexte, les partenariats noués avec Google ont été perçus comme une opportunité à saisir, à condition d’en bien négocier les contrats. Les réactions des usagers ou du public de la British Library ont été très peu nombreuses, sans doute du fait que la bibliothèque bodléienne d’Oxford avait elle aussi déjà conclu un accord concernant « Google Books ». En Autriche, la polémique n’a pas porté sur Google (qui ne détient d’ailleurs pas un accord exclusif), mais sur l’absence de financement public pour conduire une politique de numérisation (le premier document stratégique officiel date de l’année 2008). Selon Gaëlle Béquet, la controverse autour de l’entreprise Google a permis de modifier la relation des éditeurs français avec Gallica et de les associer au dispositif de numérisation des titres indisponibles.
Politique documentaire et évolution des usages
Comment constituer une bibliothèque numérique, et selon quels critères de sélection : numériser en masse pour répondre à la demande générale ou au contraire privilégier la mise en valeur de « niches » documentaires (tracts, affiches, manuscrits, fonds spéciaux) ? La seconde table ronde abordait la politique documentaire de numérisation et la constitution de collections numérisées. Il semble que la politique documentaire s’élabore « chemin faisant », selon une approche mixte, combinant plusieurs critères : à la fois numérisation de masse, sur projets concernant des corpus spécifiques, surtout s’ils sont aidés par du mécénat, corpus en partage avec plusieurs institutions (comme c’est le cas de programmes européens), documents originaux dont l’état physique interdit la communication, etc. Mais nos collègues d’insister sur la différence entre la numérisation de masse, qui s’apparente à de la gestion de stock, et la numérisation de collections spécialisées, qui nécessite des compétences spécifiques et fait appel à des opérations complexes. Peut-on avancer que les corpus numériques constituent des collections ? Dans le cas de fichiers informatiques issus de la numérisation, la collection n’est pas construite par la bibliothèque, mais organisée par l’usager à partir de ses propres recherches. Il s’agit d’un changement radical, avec des fichiers informatiques et des liens machine au lieu de liens bibliographiques et de classements préalables. Tels sont les échanges, qui étaient plus des questionnements que des réponses définitives, mais qui montrent que l’œuvre numérisée n’est pas une simple reproduction technique.
Comme le soulignait Louise Merzeau, de l’université Paris-Ouest Nanterre, le chercheur ne cherche plus une collection, mais un accès au document, et abandonne le catalogue pour le serveur de documents. Elle constate un mouvement irréversible de « contamination des usages » du grand public sur les usages savants. Marija Dalbello (Rutgers University, États-Unis), distingue deux époques dans l’histoire de la numérisation : « la période dominante », de 1990 à 2004, qui a été celle de la numérisation patrimoniale (et des trésors nationaux), et la période actuelle, ou émergente, avec la bibliothèque comme mémoire collective de sa communauté, où celle-ci se met en scène et s’approprie ses propres contributions. C’est l’époque du web 2.0 et de l’accès ouvert, qui a créé une véritable impulsion. Richard Ranft, directeur du département Audiovisuel de la British Library, confirmait cette évolution, et donnait l’exemple de son institution qui fait appel à des contributeurs qui enregistrent leur propre voix, afin de constituer des corpus linguistiques pour la recherche, dans le cadre de programmes de la British Library sur les sons et les bruits actuels en Grande-Bretagne.
Paul LeClerc, président émérite de la New York Public Library, a brillamment conclu en rappelant que c’est à la BnF qu’est né le concept de bibliothèque numérique à grande échelle, ajoutant avec un brin de provocation que la numérisation à la NYPL a été « accidentelle », grâce à l’arrivée « inopinée » de Google qui a proposé ses services ! Il a rendu hommage aux bibliothécaires qui « ont été de grands surfeurs sur la vague du numérique ». •