Les métamorphoses numériques du livre. III
Catherine Canazzi
Les 26 et 27 novembre 2012, s’est tenu le 3e volet d’un colloque organisé depuis plusieurs années par l’Agence régionale du livre sur les métamorphoses numériques du livre. Après s’être penché en 2009 et 2011 sur les mutations observées du côté des métiers du livre, des publics et des pratiques, ce colloque, organisé dès l’origine sous la direction d’Alain Giffard, directeur du groupement d’intérêt scientifique « Culture & Médias numériques », s’est proposé de réfléchir à de nouvelles approches de ces métamorphoses. On en retiendra différents points :
- Le bouleversement du champ culturel par l’émergence de nouveaux modèles économiques (Philippe Chantepie), la nécessité de mettre en œuvre une politique publique de l’archivage numérique capable d’offrir une alternative au marché (Franck Cormerais).
- L’impérieuse nécessité d’adopter une culture numérique qui est « en nous » et non « hors de nous » ; des usages de la technique qui ne sont pas suffisamment pensés, d’où une nécessaire refondation de l’institution éducative abolissant les frontières entre disciplines, conférant au chercheur un nouveau statut et œuvrant à une redocumentarisation du document, voie nouvelle pour des humanités numériques (Olivier Le Deuff).
- L’émergence de nouveaux comportements à travers le développement d’écritures collaboratives : Wikipédia et la nouveauté d’un concept qui en laissa plus d’un sceptique à ses débuts, mais dont la puissance aujourd’hui est presque incontestée ; ainsi la BnF ou de grandes institutions culturelles peuvent-elles se prévaloir de collaborations tout à fait intéressantes avec Wikipédia, ce qui à l’évidence constitue un changement de paradigme assez radical (Rémi Mathis).
- L’intrusion des réseaux sociaux dans l’entreprise comme outil de travail et de transformation. On peut sans difficulté escompter que les réseaux sociaux intégreront toutes les facettes de la vie des organisations ; facteurs d’optimisation, ils sont déjà des outils de management, leur appropriation par les cadres est un enjeu majeur (Alvaro Caballero).
- Ce que met en jeu la lecture numérique, l’état de nos connaissances en psychologie cognitive et les différentes observations des neurosciences. Le cerveau humain s’adapte, mais les processus à l’œuvre dans les différents types de lecture (texte ou numérique) ne sont pas les mêmes. La surcharge d’information nuit à la compréhension et à la mémorisation ; pour autant, la technologie ne modifie pas fondamentalement nos structures cognitives (Véronique Drai-Zerbib).
- Le livre numérique enrichi se développe lentement mais sa forme « augmentée » est encore minoritaire. De nouvelles formes éditoriales ou des propositions de lectures novatrices restent marginales. À noter néanmoins, à titre d’illustration, les expérimentations de Sophie Calle.
- La problématique de l’attention, chère à Alain Giffard, directeur du colloque, selon lequel la rhétorique judiciaire, héritée des principes d’Aristote, est une rhétorique du conflit des attentions. Dans la transition numérique que nous vivons, le rôle du détournement et/ou de la captation de l’attention est central : information et communication sont des produits d’appel pour le marketing des industries culturelles et des médias.
Enfin, carte blanche fut donnée à Michel Melot, dont la particularité est sans doute d’être à la fois un homme du livre et de l’image. Ancien directeur du département des Estampes à la BnF, il observe, non sans un certain recul, les mutations en cours. Le Cabinet des Estampes a perdu ses traditionnels visiteurs en raison même de la spectaculaire numérisation des fonds d’images et de leur accessibilité sur internet. Peut-être le texte a-t-il d’ailleurs trop longtemps évincé l’image, mais peut-on encore les opposer ? Quel est le primat du texte dans notre société ? L’écriture est un artefact, une construction sociale : elle s’apprend à l’école, s’enseigne, fait autorité, dit la loi. La bibliothèque, à l’inverse, est du côté du symbole : elle répond fondamentalement à un besoin de lien, n’est pas le lieu de l’éducation mais un lieu cocon où on se sent bien, un lieu où on peut être seul avec les autres, même en se tournant le dos (!), un lieu hors du marché, un lieu de rassemblement civique indispensable, dont le succès ne se dément pas, même avec la dématérialisation des collections.
En conclusion, on retiendra donc de ces deux jours la préoccupation grandissante des acteurs de la culture vis-à-vis du développement des industries culturelles avec l’émergence d’acteurs industriels qui n’étaient pas présents il y a seulement quinze ans. Dans cette économie d’abondance, de surcharge d’information, de monétarisation de l’accès, etc., plusieurs craintes se retrouvent formulées de différentes manières dans les propos des uns et des autres, dont celle que le champ culturel ne soit accaparé, voire monopolisé par des marchands, avec pour corollaire la question sous-jacente de la capacité à produire de la valeur sans remettre en cause les principes d’une culture accessible à tous. Il en résulte :
– un besoin d’information et de formation du consommateur et le rôle essentiel des médiateurs, qu’ils ressortent du champ éducatif ou culturel ;
– une responsabilité de l’État dans la mise en œuvre d’une politique publique de la mémoire qui réinvestisse le champ des circuits de production des savoirs en les resituant dans leur contexte ;
– une vigilance à apporter au maintien des compétences et savoir-faire liés à l’acte de lecture comme exercice central dans notre culture occidentale, parce qu’il est un prélude essentiel à la vie de l’esprit et à la nécessaire distanciation critique. •