Enfants et jeunes en bibliothèque
Regards européens
Violaine Kanmacher
Il y a deux ans, l’Enssib et La Joie par les livres interrogeaient la culture professionnelle des bibliothécaires jeunesse lors d’une rencontre intitulée : « Bibliothécaire jeunesse : quel métier ? ». La journée d’étude du 15 novembre 2012, proposée par les mêmes organisateurs et centrée sur le public, questionnait l’identité des bibliothèques : que doivent-elles offrir aux jeunes générations, dans quel espace et avec quelle médiation ? À travers des exemples d’Italie, des Pays-Bas, du Danemark, de Grande-Bretagne et de Croatie, nous avons découvert des bibliothèques nouvelle génération, lieux d’éducation, de loisirs et de lien social.
La bibliothèque dans la cité
« La jeunesse est au cœur des interrogations politiques du métier », Gilles Éboli (BM Lyon).
Les politiques publiques en faveur de l’offre pour la jeunesse en bibliothèque restent mineures alors que, dans un environnement contraint, cette question prend une dimension qu’il serait dommage de ne pas valoriser. À travers les exemples des Ruches et des BMVR 1, la question du public jeunesse se présente comme un véritable enjeu de politique publique. C’est dans cet esprit que la bibliothèque municipale de Lyon pilote aujourd’hui un projet en partenariat avec des institutions culturelles de la ville, centré sur les enfants et la création contemporaine – RéCréation du 6 avril au 29 juin 2013 –, et imagine dès à présent une « cité de la culture et des enfants » dans une bibliothèque de la Part-Dieu rénovée.
« Second chez soi », « maison publique », autant de termes pour désigner le troisième lieu que peut être la bibliothèque 2. Lieu gratuit, propice à la mixité sociale, la bibliothèque propose par des services démultipliés des cheminements variés vers la culture. Ainsi, elle est un lieu familier qui fait sens dès le plus jeune âge par sa dimension sociale, ludique, expérimentale. Elle se positionne comme un lieu culturel vivant, polysémique où l’on peut se détendre, rencontrer des amis, lire, apprendre, échanger, rencontrer. Un usage ne chasse pas l’autre, au contraire, mais il attire les personnes vers la lecture.
Ces nouveaux espaces à destination des jeunes dans les bibliothèques se sont d’abord construits sur l’observation et la prise en compte des besoins du public, aboutissant parfois à des projets de co-construction comme ce fut le cas à la Salaborsa, bibliothèque de Bologne en Italie où la salle petite enfance a été créée en partenariat avec les parents. Le couple adulte/bébé a été considéré dès le début du projet, ses besoins pris en compte (chauffe-biberon, sièges pour le goûter), et de nombreux services sont ici proposés : rencontres avec des sages-femmes pour les femmes enceintes ou les jeunes parents, lectures en langues étrangères, des rencontres sont même faites dans les cliniques.
L’exemple de Hoorn (Pays-Bas) est aussi un magnifique projet de participation des enfants à la conception d’une bibliothèque. Partant du postulat que les enfants n’étaient pas de petits adultes et qu’ils avaient des besoins spécifiques, des ateliers ont été proposés à une trentaine d’enfants pour créer avec les architectes une bibliothèque qui s’adresserait à toutes les formes d’intelligence (l’enfant bricoleur, l’enfant philosophe, l’enfant scientifique, l’enfant rêveur…). Et l’on trouve ainsi, dans cette bibliothèque, des lits en hauteur pour lire tranquillement seul ou à plusieurs, beaucoup de déguisements, des mots aimantés pour créer sur les murs des poésies, un petit théâtre, un espace sciences pour faire des expériences… Les enfants sont aussi engagés dans la vie de la bibliothèque, ils donnent des conseils de lecture, font des animations pour les plus jeunes, et participent au plan de classement des ouvrages.
Peluches, coffres à déguisements, jouets et cabanes à Stockholm pour devenir un territoire familier ; ateliers, caisse de résonance de ce qui se passe en ville pour l’espace « learning » de la British Library ; attention portée aux publics jeunes dans tous les espaces de la future médiathèque des Capucins à Brest ; bibliothèque sans collection à Aalborg ou tout entière conçue autour de la musique à Helsinki… Tous ces exemples répondent à un même souci de prise en compte du public réel (et non du public idéal), de son besoin de participer, de créer, de permettre à chacun de trouver son propre chemin vers la connaissance. Si la bibliothèque ne doit pas chercher à être tout pour tout le monde au risque de perdre son identité, elle doit être un vrai lieu de vie pour la culture.
Les enfants et les jeunes dans les espaces des bibliothèques
« Notre plus belle collection ce sont les gens », DOK (médiathèque de Delft, 90 % d’inscrits).
La question des frontières entre secteurs adultes et jeunesse est elle aussi en évolution, passant du concept de bibliothèque spécialisée jeunesse à la prise en compte du public familial dans l’ensemble du lieu. Dans l’espace décloisonné de la médiathèque Marguerite Duras (Paris), les contes, plus qu’une séparation, font une transition entre la fiction jeunesse et adulte, et la littérature adolescente a toute sa place au milieu de la littérature de genre. Un autre exemple de ce décloisonnement des espaces est la migration de la couleur autrefois réservée à la jeunesse, qu’on retrouve aujourd’hui dans tous les espaces de la bibliothèque, quittant les couleurs primaires des années 1990 pour des teintes plus acidulées (Hélène Valotteau).
La BPI s’est intéressée aussi à cette question des nouveaux usages à travers le projet d’espace « nouvelle génération ». 63 % du public de la BPI sont des étudiants, qui viennent d’abord pour travailler. Comment profiter de ce public présent pour proposer une autre offre adaptée à cette génération connectée ? L’objectif de cet espace est de présenter une autre culture en bibliothèque, de donner une légitimité culturelle aux séries ou jeux vidéo, d’encourager à la pratique et aux échanges de savoirs, d’aider à la construction de soi, de susciter de nouveaux usages pour un public captif. Pour cela, une offre documentaire hybride renouvelée tous les trois mois sera proposée dans cet espace dédié (Mélanie Archambault).
La bibliothèque de Hjørring au Danemark illustre parfaitement cette nouvelle proposition faite par les bibliothèques au jeune public : on l’appelle la bibliothèque du fil rouge car un ruban rouge fait le tour de la bibliothèque, tantôt étagère ou banque de prêt, table de travail ou ligne marquée au sol. Un lien évident entre les différents espaces de cette bibliothèque directement inspiré des envies du public, un toboggan entre deux étagères, un arbre central où il fait bon s’adosser, des espaces pour créer des histoires avec des figurines, des espaces de jeux vidéo, la possibilité de manger sur place et d’amener son propre pique-nique. Ainsi, tous ces exemples nous montrent qu’aujourd’hui on ne pense plus « bibliothèque jeunesse, mais bibliothèque où il fait bon être jeune » (Christine Péclard, médiathèque Marguerite Duras, Paris).
Offres pratiques : sur place et à distance
Les bibliothèques en Grande-Bretagne se trouvent dans une situation difficile : fermetures de bibliothèques, réductions d’effectifs, gestion par des entreprises privées ou des bénévoles. Le défi est aujourd’hui énorme pour les bibliothécaires : comment faire des économies tout en continuant de donner aux jeunes ce dont ils ont besoin ?
Alors qu’il serait facile dans un tel contexte d’être défaitistes et de baisser les bras, Annie Everall nous montre les nombreux projets mis en place pour promouvoir le livre et la lecture auprès des enfants : the Big Book Bash, fête du livre pour enfants placés en famille d’accueil ; the UK Children’s Laureate, prix qui désigne un ambassadeur de la littérature jeunesse qui, pendant deux ans, parcourt le pays à la rencontre de ses petits lecteurs ; Author Aloud UK, qui promeut la lecture à haute voix, le relais olympique de lecture… « Plus on lit, plus on devient riche » nous dit Ann Fine, parole à méditer en temps de crise.
En Croatie, au contraire, Ivanka Stricevic nous a parlé de la prise de conscience dans ce pays de l’importance des bibliothèques jeunesse pour le développement des individus mais aussi pour le développement de la société tout entière.
Au-delà des espaces des bibliothèques et du hors les murs, le territoire numérique se présente comme un nouveau lieu d’action pour les bibliothèques. Pages jeunesse de portails de bibliothèque, blogs, présence sur les réseaux sociaux, les bibliothèques sont sur le web mais leur présence reste très souvent bibliocentrée – préparer sa visite ou valoriser des ressources – et souvent organisée autour de trois axes : lire/apprendre/jouer. Pourtant, d’autres propositions s’appuient sur les pratiques du jeune public et répondent à ses besoins spécifiques : donner une visibilité à des clubs ados (Cap ados à Roanne), valoriser leur culture (My culture is rich, à Brest), accompagner les devoirs en ligne, faire des suggestions de sorties (Wow ! Montréal). Mais Lionel Dujol nous met en garde : la présence sur le web n’induit pas la présence des jeunes, et il est nécessaire d’être très explicite dans les cibles que l’on cherche à atteindre.
Nous repartirons de cette journée riches d’exemples et d’idées avec en tête les recommandations de l’agence danoise pour la culture qui nous invite à repenser l’identité même de nos espaces : « l’espace de la bibliothèque doit inspirer et étonner », « la bibliothèque doit soutenir l’apprentissage culturel », « les enfants jouent dans une bibliothèque »… mais aussi cette envie renouvelée d’accueillir, de surprendre, d’émerveiller, dans le respect de l’autonomie de l’enfant, cet état d’esprit qui a toujours fait des espaces jeunesse des lieux d’expérimentation et d’alternative, des lieux d’innovation qui interrogent et font évoluer les bibliothèques dans leur ensemble. •