Les 40 ans de la bibliothèque de la Part-Dieu

Thierry Ermakoff

Les bibliothèques remontent à la plus haute Antiquité, personne ne peut nous contredire ; la bibliothèque de la Part-Dieu remonte à quarante ans, et c’est pour fêter cette deuxième jeunesse que la ville de Lyon a souhaité organiser expositions, colloques, débats.

Le colloque proposé ce 11 décembre 2012 traitait de l’avenir des bibliothèques ; comme le remarquait Anne-Marie Bertrand en conclusion – voilà qui permettra au lecteur pressé de sauter quelques étapes –, « si les bibliothécaires n’ont plus peur du numérique, les élites, intellectuelles, politiques, peuvent douter parfois de l’utilité de la bibliothèque ». Pour autant, la ville de Lyon a décidé d’investir dans son réseau de bibliothèques : création d’annexes (de succursales, dira Martine Poulain), création de nouveaux services (dont la bibliothèque numérique Numelyo   1), et requalification de la bibliothèque de la Part-Dieu, ville qui consacre 20 % de son budget à la culture, et 20 % du budget culturel à la lecture publique.

À tout seigneur tout honneur, reviendra donc à Martine Poulain le délicat exercice de retracer en trente minutes quarante ans de lecture publique, puisqu’il faut bien s’appuyer sur le passé pour comprendre le présent (et tenter de penser l’avenir). Nous pensions tout savoir de cette période, depuis la création des BCP jusqu’à celle du concours particulier créé au sein de la dotation globale de décentralisation (DGD), dispositif qui assoit l’autorité de tout conseiller livre et lecture, en passant par les bibliothécaires dans la rue lors de la suppression de la direction des bibliothèques publiques du ministère de l’Éducation nationale. Mais Martine Poulain a avancé trois idées forces qu’il conviendrait d’approfondir : l’ouverture de la bibliothèque de la Part-Dieu, pourtant la plus grande de France, n’a fait l’objet que de petites annonces, petits articles dans la presse professionnelle, dont le BBF, même si Henri-Jean Martin, qui en fut un des directeurs, en parlait longuement (dans ses cours) ; ensuite, les phases de création de bibliothèques ont surtout correspondu à des périodes de crise (après 1972, début des années 1990) ; et, enfin, on assiste peut-être à une situation un peu paradoxale en France : les constructions récentes et nombreuses n’ont pas permis une augmentation des inscrits (pour ne pas parler d’une baisse), et on constate maintenant une sorte de retour du patrimoine.

Les projets portés par les pays du Nord (dont Liv Saeteren, de la bibliothèque d’Oslo parlera un peu plus tard) semblent être mus par des considérations qui ne nous sont pas si éloignées : confort, accueil, public, espaces, collections (numériques). Mais, sans doute, le temps long joue contre les bibliothèques en France, temps des bibliothèques privées, aristocratiques, sans parler de la religion du livre, dont a si bien parlé Robert Damien.

La bibliothèque hybride, c’est maintenant depuis 1871, nous a convaincu Albert Poirot, présentant le projet de la BNU nouvelle. Cet établissement atypique, placé sur la place de tous les pouvoirs, à Strasbourg, est « résolument moderne parce qu’il est riche de son destin, d’une histoire plus grande que nous ». Le projet qui verra le jour en 2014 intégrera donc les atouts actuels : 72 heures d’ouverture hebdomadaire, riches collections, public qui, à 33 %, n’est pas universitaire, et sera donc une bibliothèque associée à l’université de Strasbourg, mais autonome, qui sera locale et nationale et européenne, universitaire et publique, numérique et patrimoniale, bref, une série de paradoxes à elle seule. Pour autant, l’avenir des bibliothèques universitaires ne semble pas éclairé d’un ardent soleil : nombre d’établissements aujourd’hui n’ont plus les moyens d’acheter des collections imprimées, et il y a de véritables inquiétudes sur leur devenir, alors même que la bibliothèque est le lieu de formation de la citoyenneté.

Olivier Goy, de la bibliothèque municipale de Genève, a développé les projets et méthodes de sa bibliothèque future : participation accrue des personnels et des citoyens, proposition de création de bibliothèque physique, numérique, permanente (avec un service de références en ligne), et surtout une place importante donnée aux langues (Genève comptant 24 % de non francophones) ; la bibliothèque de Genève a orienté ses efforts vers l’accueil, l’intégration, la formation, la citoyenneté, et, pour aboutir, envisage d’externaliser certains services.

Liv Saeteren, directrice de la Deichmanske Bibliotek (Oslo, Norvège), a présenté le projet de construction de la nouvelle bibliothèque centrale d’Oslo. Outre un bâtiment imposant (20 000 m²), ce qui attire l’attention c’est le nombre de visiteurs attendus : 2 millions environ, et sur un projet scientifique et culturel, comme on dit chez nous, qui « n’est pas pour le divertissement, mais pour l’instruction, l’information, le débat ». Pour créer un lieu qui stimule les recherches, pour attirer un public jeune, l’équipe n’est pas constituée seulement de bibliothécaires, mais aussi de journalistes, de scénographes. Cette idée que d’autres professions que la nôtre travaillent en bibliothèque, que nous sortions un peu de cet entre-soi, semble faire son chemin, comme semble faire son chemin en France cet autre souci présenté comme un impératif : l’accueil, son confort, son esthétique.

L’avenir des bibliothèques est parfois, sinon derrière elles, pour le moins compromis : c’est le cas de l’Irak, dont Jassim Jirjees, chercheur en sciences de l’information (American University, Dubaï), a dressé un état des lieux alarmant, avec le pillage et la destruction de nombreuses bibliothèques de recherche et universitaires : il s’agit, affirme-t-il, mais comment ne pas le croire, de la destruction de la mémoire de l’Irak. Si, avec des fonds onusiens, des briques se reconstituent, en particulier la création d’une bibliothèque scientifique numérique et la reconstruction de bibliothèques (santé, médecine…), l’objectif affirmé est de « retrouver la prospérité d’avant-guerre ». Qu’il nous soit permis de nous demander de quelle avant-guerre : la guerre Iran-Irak de 1980, déclenchée par l’Irak ? La guerre dite du Golfe, de 1991, déclenchée par l’Irak ? Ou l’intervention anglo-américaine de 2003 ?

Amadou Békaye Sidibé, chef de la division informatique à la Direction nationale des bibliothèques du Mali, à Bamako, a quant à lui dressé un état des lieux inquiétant des bibliothèques du Nord du Mali, avec la progression des troupes rebelles Touareg et salafistes. De nombreuses bibliothèques ont été pillées, toutes (ou presque) sont fermées dans le Mali du Nord, les bibliothécaires sont repliés sur le Sud. Ses priorités sont désormais les suivantes : collecter les données sur le terrain et repenser le mécanisme national des biens culturels qui permette un plus grand sauvetage des œuvres précieuses (manuscrits…). Comme il l’a si bien dit, en conclusion, répondant au douanier qui l’accueillait à Lyon-Saint-Exupéry par un : « pour une bibliothèque, mieux vaut être menacé par l’internet que par les islamistes », pour parler de l’avenir des bibliothèques, mieux vaut qu’elles soient ni détruites ni menacées.

La table ronde conclusive, animée par Gilles Éboli, qui était entouré d’Anne-Marie Bertrand (Enssib) et de Patrick Bazin (BPI), tentait de dresser quelques voies d’avenir.

Anne-Marie Bertrand revenait sur le grand bouleversement numérique : dans quelle mesure les missions des bibliothèques vont-elles changer ? L’ensemble de la chaîne imprimée est touchée : la presse, la photographie, la librairie ; l’intermédiation est mise à mal ; on finirait par devenir tous auteurs, ou du moins par le croire. Quant à Patrick Bazin, il appelle, lui, à une bibliothécarisation du monde, à la bibliothèque comme espace cognitif, comme salle de travail, où l’expérience de la connaissance doit être prise sous toutes ses formes.

Quel est donc cet avenir radieux, forcément radieux, des bibliothèques ? Un lieu accueillant, généreux, hospitalier, pour faire place à la jeune génération, un lieu où l’on s’instruise plutôt que se divertisse, un lieu où les retombées économiques, dans le droit fil de « l’économie de la connaissance », soient mesurées et reconnues, un objet politique qui doit nécessiter l’attention de la Nation : il nous reste donc à écrire ce « nouvel esprit bibliothécaire » cher à Robert Damien, qui était le titre de son intervention lors du colloque « Horizon 2019 » ! •