Rencontres Henri-Jean Martin 2012

Marielle Mouranche

Les rencontres Henri-Jean Martin, co-organisées depuis 2008 par l’association Bibliopat et l’Enssib, avaient cette année une configuration particulière : liées aux 20 ans de l’Enssib, et organisées par cette dernière seule, elles avaient pour thème « 20 ans de patrimoine ». Les 8 et 9 octobre, elles ont rassemblé plus de 80 participants concernés par le patrimoine des bibliothèques, venus d’horizons divers.

Plusieurs intervenants sont revenus sur la notion de patrimoine des bibliothèques, dont la définition est toujours un peu évolutive. La période de 20 ans, retenue pour cause d’anniversaire de l’Enssib, a gêné certains intervenants qui ont plutôt fait remonter leur exposé aux trente dernières années ou même au-delà. Le rapport Desgraves, souvent cité, a d’ailleurs eu 30 ans en 2012.

20 ans de politique du patrimoine

Anne-Marie Bertrand (Enssib) a tenté de définir s’il existe réellement une politique publique en la matière. Le diagnostic d’un patrimoine précieux mais dispersé et en partie ignoré a été établi à la suite de divers rapports ou enquêtes. Les objectifs d’une politique patrimoniale sont connus : conservation, signalement, valorisation et enrichissement. Mais sa mise en œuvre est compliquée par la multiplicité des acteurs, et les dispositifs, reposant surtout sur des incitations financières, manquent d’harmonisation. La dispersion des moyens et des actions rend difficile une évaluation objective. Il y aurait donc plutôt un ensemble de mesures qu’une réelle politique nationale. Une politique doit-elle d’ailleurs être nationale ?

Valérie Tesnière (BDIC) a complété cette intervention en remontant aux années 1930. Elle a souligné à ce propos la particularité de l’histoire des bibliothèques, écrite surtout par des bibliothécaires, contrairement à l’histoire des musées ou des archives. Elle a ensuite évoqué les avancées significatives de ces dernières années (notamment en matière de signalement et d’outils collectifs) ainsi que les manques les plus importants (le patrimoine des xixe et xxe siècles, l’articulation entre les échelons local, régional et national, et surtout la difficulté d’établir une véritable rencontre avec les publics).

Un débat s’est engagé dans la salle sur la réalité des progrès en matière de signalement : un gros travail reste à faire mais les choses se sont beaucoup accélérées ces dernières années.

Gaëlle Béquet (École nationale des chartes) a ensuite présenté trois politiques publiques de numérisation patrimoniale, à travers les exemples de la Bibliothèque nationale de France, de la British Library et de l’Österreichische Nationalbibliothek. Elle a souligné le rôle important des individus et de la structure des institutions en la matière. Après le « choc Google » de 2004, la tendance est à la numérisation de masse et au partenariat public/privé. La question de la conservation du patrimoine numérique a également été abordée, et notamment le patrimoine numérique natif, qui vient encore alourdir la charge patrimoniale des bibliothèques.

Thierry Claerr (Service du livre et de la lecture, ministère de la Culture) est remonté quant à lui à l’enquête fondatrice de 1975 pour dresser un tableau de la politique volontariste du ministère de la Culture depuis 1981 pour le patrimoine des bibliothèques : depuis le décret sur le contrôle technique de 1989 jusqu’à nos jours, en passant par la création des FRAB (fonds régionaux d’acquisition des bibliothèques, 1990) ou le CCfr (Catalogue collectif de France, 2001). En 2003, le directeur du livre et de la lecture a dressé un bilan très mitigé des résultats de cette action, ce qui a conduit à la mise en œuvre du PAPE (Plan d’action pour le patrimoine écrit), à partir de 2004. T. Claerr a évoqué pour conclure quelques chantiers en cours : la charte de la conservation, la nécessaire clarification législative.

20 ans de recherche sur le patrimoine

Cécilia Bianchi, Christelle Fontaine, Yvan Hochet (étudiants à l’Enssib) ont esquissé une synthèse de 20 ans de recherche en histoire du livre et des bibliothèques. Ils ont souligné la vitalité de ce secteur, dont les producteurs ont connu une évolution : l’université occupe une place plus importante et a « rattrapé » l’École des chartes, l’Enssib et l’EPHE (École pratique des hautes études). Mais il n’existe pas d’école doctorale d’histoire du livre. La France a perdu la position dominante qu’elle occupait il y a vingt ans. Il n’y a pas de net bouleversement des thèmes étudiés (inflation des études sur les livres pour enfants, baisse des travaux sur l’Ancien Régime…). De nouvelles pistes semblent prometteuses : interdisciplinarité, comparatisme. Les méthodes ont évolué surtout grâce à internet, qui facilite le travail mais risque de dispenser les chercheurs du recours à l’original. On note quelques manques : les études quantitatives, les grandes synthèses, les bibliographies rétrospectives exhaustives, qui accusent un retard certain par rapport à l’Allemagne ou l’Italie.

Pierre Aquilon (Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours) a présenté ensuite les catalogues d’incunables. La France a été la première à entreprendre, à la fin du xixe siècle, un catalogue collectif national, le Catalogue général des incunables des bibliothèques publiques de France, interrompu en 1914 et resté inachevé. À partir des années 1960, quelques initiatives locales voient le jour (Lyon, Bordeaux). En 1970, la BN débute son catalogue. Puis le ministère de la Culture, sous l’impulsion de Louis Desgraves, relance le projet d’un catalogue général, sous une forme différente : les Catalogues régionaux des incunables… dont chaque volume est consacré aux incunables conservés dans une région (sauf pour Paris). Le premier tome paraît en 1979, le dix-huitième en 2012. Depuis 1992, la publication scientifique est assurée par P. Aquilon. L’informatisation de ces volumes, décidée en 2009, permettra à terme de constituer un catalogue collectif national en ligne.

Edoardo Barbieri (université catholique de Milan) a retracé l’histoire récente de l’histoire du livre en Italie. Dans son approche globale, l’histoire du livre naît en Italie dans les années 1970, avec la traduction en italien de l’Apparition du livre d’Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, dirigée par Armando Petrucci. L’enseignement universitaire de cette discipline se développe à partir des années 1980. Des revues spécialisées existent comme La Bibliofilia (depuis 1899), l’Almanacco bibliografico (en ligne depuis peu), mais E. Barbieri s’interroge sur leur audience réelle. Pour le catalogage, de grands projets nationaux sont mis en œuvre : l’Opac SBN et Edit 16. La description est de plus en plus précise. En revanche, rien n’existe vraiment en matière d’incunables, en dehors de l’ancien Indice generale, assez sommaire. Plusieurs bibliothèques participent cependant au Material Evidence in Incunabula du CERL.

Dominique Varry (Enssib) a complété la synthèse présentée par les étudiants, en décrivant la place de l’histoire du livre à l’Enssib. Après une éclipse, la recherche dans ce domaine est relancée à partir de 1989, à travers des DEA ou bien l’axe historique du CRHL (Centre de recherche en histoire du livre), ancêtre du Centre Gabriel Naudé. Actuellement, plusieurs travaux d’étudiants concernent l’histoire du livre : élèves conservateurs, DEA, masters. L’Enssib a participé ou participe à des projets collectifs, comme sur l’histoire des bibliothèques ou les catalogues de vente. Selon D. Varry, l’histoire du livre continue à s’étudier surtout dans des établissements périphériques à l’université, où on trouve finalement assez peu d’enseignants-chercheurs compétents dans ce domaine. Après avoir évoqué les différentes tendances de l’histoire du livre, il regrette le déclin de la place de la France dans ce secteur.

20 ans de valorisation du patrimoine

Amandine Pluchet et Maïté Roux (étudiantes à l’Enssib), chargées de faire une synthèse sur la mise en valeur du patrimoine de 1992 à 2012, ont rappelé que ces décennies s’inscrivaient dans la continuité des années 1980 où la notion d’événement autour du patrimoine écrit a pris corps. Elles ont présenté les résultats de l’enquête qu’elles ont réalisée en juin 2012 (148 réponses). Le signalement des collections est achevé pour 21 % des bibliothèques, partiel pour 74 % et nul pour 5 %. Par ailleurs, 90 % des bibliothèques présentent des expositions patrimoniales (la moitié depuis les années 2000) ; 28 % ont recours à un scénographe ; 46 % réalisent des expositions virtuelles. Les actions de découverte en direction du public sont principalement les visites de groupes (87 % des bibliothèques) ou la participation aux grandes manifestations nationales (82 %, surtout les Journées du patrimoine) ; et l’accueil des scolaires s’est beaucoup développé. 46 % des établissements ont une activité éditoriale liée au patrimoine (catalogues ou albums d’exposition, dossiers, articles, éditions savantes de textes…). Pour la numérisation et la mise en ligne, non prévues dans le questionnaire, on ne dispose pas de chiffres à jour.

Marie-Françoise Bois-Delatte (BM Grenoble), à travers l’exemple du fonds patrimonial de la BM de Grenoble, a témoigné des progrès importants réalisés en 20 ans en matière d’ouverture au public. Les expositions ont évolué vers des projets plus ambitieux, très coûteux en temps et en budget : partenariats plus fréquents (université, musées…), expositions virtuelles (avec l’aide de l’Arald), publications plus abouties, en ayant souvent recours à un éditeur, mieux armé pour la diffusion. Les demandes d’utilisation des fonds par les chercheurs et les éditeurs ont également augmenté. L’accueil des publics est plus personnalisé, moins régulier ; les accueils pédagogiques se pratiquent depuis les années 1990. Le site internet, qui représente pour le fonds patrimonial une vitrine formidable, est ensuite présenté   1.

Dans un premier temps, Yves Peyré (bibliothèque Sainte-Geneviève) a établi la distinction entre valorisation, développement culturel et rayonnement de l’institution, une manifestation pouvant ou non concerner ces trois aspects. Puis il a illustré son propos en présentant son expérience diversifiée à la BnF, à la bibliothèque Jacques Doucet et à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Pour conclure, il a souligné l’impérieuse nécessité, quelle que soit la bibliothèque, de donner en partage ce que l’on détient.

La dernière intervention, celle de Yann Sordet (bibliothèque Mazarine), a débuté par un détour lexicologique autour du mot valorisation, qui relève de la sphère économique. Mais sa racine latine, valere, signifie aussi « avoir un sens », ce qui s’applique bien à la valorisation du patrimoine, puisqu’il est justement question de donner du sens. Il s’agit moins de donner au public ce qu’il attend, que de restituer le patrimoine que l’on détient avec les clefs nécessaires à son décodage, en faisant confiance à la soif de découverte. Il s’est ensuite interrogé sur l’existence d’une approche spécifique dans les bibliothèques universitaires ou les grands établissements. Même si la prise en compte du patrimoine y a fait d’énormes progrès depuis douze ans, sa valorisation n’est pas prioritaire. Il faut noter que pour l’instant les dirigeants universitaires ne cherchent pas à instrumentaliser le patrimoine. La communication est souvent le point faible de ces manifestations, dont l’impact n’est pas toujours à la mesure de nos attentes. L’idéal serait de faire appel à des professionnels, mais le coût n’est pas toujours abordable.

Un échange autour du mécénat a mis en évidence les difficultés à le mettre en œuvre et l’importance de pouvoir mobiliser la bonne personne au bon moment. Une question sur la réelle fréquentation des expositions virtuelles (en dehors des professionnels) est restée sans réponse.

Les interventions très denses des trois demi-journées ont néanmoins permis de nombreux échanges, ce qui correspond à l’esprit de ces rencontres. •