« L'objet livre »
Terrain, n° 59, septembre 2012
Paris, ministère de la Culture et de la Communication / Maison des sciences de l’homme, 184 p. couleur, 27 cm
ISBN 978-2-7351-1507-5 : 20 €
Deux fois par an, la revue Terrain 1 invite ethnologues et anthropologues à échanger autour d’une thématique commune, intéressant bien souvent les sciences humaines et sociales de façon plus large. Le numéro 59, coordonné par les anthropologues Stephen Hugh-Jones (King’s College, Cambridge) et Hildegard Diemberger (université de Cambridge), respectivement spécialistes de l’Amazonie et du Tibet, est ainsi consacré à « l’objet livre », un thème plus complexe qu’il n’y paraît…
Le livre, cet invisible objet…
Bien que travaillant sur des aires géographiques distinctes, l’idée s’est imposée à ces deux chercheurs de croiser leurs études sur le livre en raison de similitudes observées dans les usages, les représentations et les fonctions rituelles que cet objet incarne dans des cultures et des contextes pourtant très différents. Cette convergence d’observations de terrain se double d’un constat paradoxal : le livre – enfermé dans ses fonctions littéraires et textuelles – semble trop peu souvent pris en compte par les anthropologues dans sa réalité matérielle d’artefact culturel. Une invisibilité du livre qui déconcerte, notamment dans les études sur les religions du livre, si l’on songe à l’incidence que peuvent avoir la matière et la forme sur la réception du contenu… Cette relative absence du livre surprend également dans un contexte où les sciences humaines accordent un intérêt croissant aux objets de notre quotidien : « On écrit désormais des biographies d’objets ; ils sont au cœur de la théorie des réseaux d’acteurs. Or le livre y est un grand absent. Pas d’entrée “Livre” dans l’index du récent Handbook of Material Culture ».
Dépassant les distinctions entre culture avec ou sans écriture (ne signifiant pas nécessairement culture « sans livre »), ce volume de Terrain invite des anthropologues d’horizons différents à décrire la forme et les processus qui constituent cet objet si singulier, pour « qu’on cesse de considérer le livre sous les seuls aspects du texte écrit qu’il contient et des informations que ce texte recèle, et qu’on s’emploie à le regarder sous toutes ses facettes pour tenter de saisir comment il s’offre aux yeux ».
« De ce que les hommes font des livres, de ce que les livres font aux hommes »
Tous les articles réunis dans ce volume traitent ainsi « du livre dans sa matérialité, des façons de le manier et d’en user, des significations qui lui sont attachées en tant qu’il est objet ». Bien que menées dans des contextes et registres très différents, ces études ont pour point commun de s’attacher aux interactions entre l’homme et le(s) livre(s) en tant que réalité matérielle. Le lecteur – accompagné par ces spécialistes de terrain – est ainsi invité à envisager les fonctions du livre devenu objet cultuel à portée politique (Amazonie), ou personnifié et investi d’un pouvoir spirituel sur les hommes (Tibet), soulignant l’« agentivité » de l’objet livre dans son environnement. On retrouve également, à différents niveaux, les enjeux (parfois contradictoires) de la transmission du savoir et du statut patrimonial, positionnant le livre dans une tension entre usages, conservation, et muséalisation. Trésor et incarnation du sacré (Maroc, Tibet), ou plus simplement support écrit de textes rituels de tradition orale (Inde), le livre religieux est également abordé en tant que bien de consommation. L’étude de la commercialisation du Coran dans le Maroc urbain, ou des processus d’édition de la Torah à New York, souligne ainsi toute l’importance de sa matérialité sur sa réception et ses modes d’appropriation quotidienne. Au fil des articles, on ne manquera pas de relever la récurrence de situations symboliques où l’homme devient l’obligé du livre, par un retournement qui incite (utilement !) à la circulation et à la préservation matérielle des ouvrages : faillite morale en cas de destruction ou de négligence envers un livre (Tibet), malédiction pour celui qui conserverait un livre sans l’ouvrir pendant plus d’une année (Souss marocain), tabous et prescriptions rituelles entourant l’usage du Coran ou de la Torah…
Sur le terrain (nécessairement) ouvert de l’histoire du livre
La cohérence de cet ensemble d’articles va cependant bien au-delà du simple partage d’observations sur le livre en tant que sujet – concret – d’étude. L’approche anthropologique se révèle curieuse de cet objet perçu dans son contexte, mais non exclusivement pragmatique, car à travers ces études de terrain et les parallèles qu’elle permet, elle touche également à la question de l’essence : au fond, qu’est ce qu’un livre ? En quoi est-il médiateur de relations sociales et interagit-il avec d’autres objets ? Dans quelle mesure est-il affecté dans sa forme (et ses significations) par les évolutions technologiques ? Les différents contributeurs n’hésitent d’ailleurs pas à inclure Alfred Gell, Jack Goody, Elisabeth Eisenstein, Roger Chartier ou Bruno Latour au fil de leurs réflexions, démontrant la grande complémentarité des sciences humaines pour mettre en lumière le livre, cet objet commun…
Car au-delà de son intérêt proprement anthropologique – et d’un véritable plaisir de lecteur à voyager autour du monde en compagnie de « l’objet livre » ! – ce numéro de Terrain est une invitation à la curiosité et à l’échange vers un décloisonnement disciplinaire. À travers le traitement de cette thématique, Terrain ne cache pas son ambition de créer des vocations et de « convaincre les anthropologues de collaborer davantage avec les chercheurs travaillant dans des domaines où la dimension proprement matérielle du livre retient davantage l’attention, ainsi en histoire, en histoire de l’art et dans l’éventail des disciplines vouées à se pencher sur le passé de l’imprimé et sur la civilisation de l’écrit en général ».
Ajoutons que Terrain est un bel « objet livre » ! Chaque article est accompagné d’une iconographie en couleur et d’une bibliographie ciblée, le format et la mise en page soignée offrent un grand confort de lecture, avec de vraies marges pour reposer les yeux (et l’esprit). Un rendez-vous réussi avec une revue de sciences humaines aussi plaisante qu’enrichissante…