La photographie soviétique de 1917 à 1945
Annette Melot-Henry
Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012, 372 p., 21 cm
Coll. « Sources et travaux de la BDIC »
ISBN 978-2-84016-108-0 : 25 €
Que connaît-on de la photographie soviétique ? Au mieux pourrait-on citer le nom de Rodtchenko, représentatif de l’intelligentsia soviétique d’avant-garde, se rappeler quelques photos de propagande et des portraits de Lénine et Staline. L’intérêt des Occidentaux pour ce domaine ne s’est, en fait, éveillé qu’à partir de la dernière décennie du XXe siècle, et la curiosité des Russes pour leur patrimoine photographique est un phénomène tout aussi récent. Et pourtant, outre la place naturelle qu’elle peut occuper dans l’histoire des arts graphiques, la photographie soviétique a ceci d’intéressant qu’elle apporte un éclairage différent de celui des textes écrits, souvent plus édifiant, sur les événements marquants des débuts de l’URSS : la révolution d’octobre ; la guerre civile ; la NEP (Nouvelle Politique économique) ; le blocus de Leningrad et la Seconde Guerre mondiale.
On ne peut donc que louer le travail de documentation, de recherche et d’analyse réalisé par Annette Melot-Henry, qui a abouti à la publication d’un ouvrage 1, où, en quatre grandes parties, l’auteur explore les différentes étapes de l’essor de la photographie avant d’étudier la représentation photographique des grands événements historiques et sociétaux, les portraits des hommes politiques et des écrivains, et d’aborder la question de l’art.
L’essor de la photographie
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur retrace l’histoire et l’organisation de la photographie, dans un contexte historique et économique nouveau et mouvementé.
La photographie en Union soviétique a eu, tout comme dans d’autres pays à la même époque, ses écoles, ses associations, ses chefs de file, ses théoriciens. Comme ailleurs, elle offre une grande diversité. Ce qui est nouveau, c’est le rôle que les dirigeants politiques ont joué dans son essor dès 1917. Lénine et Lounatcharski, commissaire du peuple à l’instruction publique, ont tout de suite compris la force de l’image parallèlement à celle de l’écrit, s’en servant à la fois comme un instrument de propagande à l’intérieur et à l’extérieur du pays et comme un outil pédagogique et éducatif. Selon Lounatcharski, « toute personne progressiste doit posséder une montre, un crayon et un appareil photo », slogan qui n’est pas sans rappeler un autre plus récent ! Cette volonté politique s’est traduite entre autres par la mise en place rapide de structures, la création d’une école de photographie à Petrograd en 1918, la formation d’associations de photographes, et c’est dès 1925 qu’une législation favorable au droit d’auteur pour les photographes voit le jour.
Autre phénomène qui a été propice au développement de la photographie, sa très large adhésion par toutes les couches de la société, chaque kolkhozien, chaque ouvrier, étant prêt à s’improviser reporter au service du pays. La photographie devint ainsi une aventure collective, à laquelle participèrent, outre les photographes professionnels, les fotokors, ces reporters amateurs qui ont joué un rôle non négligeable dans son histoire.
La photo, miroir ou mirage ?
Sous cette pertinente interrogation, Annette Melot-Henry passe en revue et questionne les grands moments, les grands projets et les grands hommes vus sous l’angle de la photographie.
À toutes les périodes cruciales de l’histoire de cette période, la photographie diffuse des messages, dont l’avantage est d’être perçus immédiatement par un très grand nombre de personnes, que ce soit pour exalter le courage des combattants pendant la Guerre civile, pour dénoncer les koulaks pendant la NEP, pour témoigner des horreurs de la guerre, encourager les soldats soviétiques ou décourager les soldats ennemis – à l’aide du photomontage –, ou pour lutter contre l’analphabétisme, l’absentéisme, la paresse ou l’alcoolisme. À ce propos, l’intitulé d’un concours de photos, « Lutte contre la religion et l’alcoolisme », est pour le moins surprenant, par le rapprochement étonnant de ces deux « fléaux ».
Tout fait sens dans les photographies, où, remarque Annette Melot-Henry, « la question est de savoir non ce qu’elles montrent, mais ce qu’elles cachent ». Car l’absence et le retrait de personnages sont tout autant significatifs que leur présence, notamment quand il s’agit d’hommes politiques, dont on peut ainsi dater l’état de grâce et l’heure de la disgrâce.
Des constantes émergent, qui portent un éclairage sur ce que veulent transmettre les dirigeants : glorification de la force physique, de la joie, de l’enthousiasme, tout aspect négatif étant exclu, cela va de soi, du langage photographique. Outre l’omniprésence des héros politiques sur les photographies et l’abondance de ces dernières, ce sont les écrivains, aviateurs, explorateurs, savants qui sont magnifiés, mais aussi les héros anonymes, kolkhoziens, ouvriers et soldats. Cependant, la photo ne montre pas seulement ce que le photographe aimerait montrer, elle dévoile aussi des éléments involontairement pris par l’objectif, révèle des situations que le photographe ne cherche pas forcément à montrer.
Avec du recul, la photographie soviétique apparaît bien comme le mirage d’une société telle que les dirigeants l’ont voulue et telle qu’elle s’est elle-même rêvée.
Le fond ou la forme ?
Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur aborde la question de l’art, analyse les différents courants, dont bien évidemment celui de l’avant-garde mais pas seulement, les nombreux textes théoriques publiés à l’époque, les débats et querelles qui font rage entre les partisans d’un changement radical de la forme et les défenseurs du fond, entre ceux qui voulaient prendre la peinture comme modèle et ceux qui lui reprochaient d’être un produit de la société bourgeoise, les pro et les anti-occidentaux, résurgence, dans le domaine de la photographie soviétique, de « la vieille querelle entre les slavophiles et les occidentalistes commencée au milieu du XIXe siècle ».
Espérons que ceux – historiens ou autres – qui s’intéressent aux premières décennies de l’URSS, s’enrichiront à la lecture de cet ouvrage, des éclairages qu’il apporte, des interrogations qu’il soulève et des axes de réflexion qu’il ouvre.
Deux annexes viennent utilement compléter un texte d’un intérêt scientifique indéniable : une riche bibliographie de livres, d’articles et de catalogues d’exposition et une précieuse chronologie, auxquelles on aurait volontiers ajouté un récapitulatif des sigles et acronymes, fort nombreux tout au long de l’ouvrage. Enfin, il peut sembler paradoxal que, sur un tel sujet, il n’y ait que si peu de photos, et c’est d’autant plus frustrant que celles qui figurent dans l’ouvrage illustrent pertinemment, plus d’ailleurs par ce qu’elles révèlent que par leur qualité esthétique, les propos d’Annette Melot-Henry.