La parole universitaire

par Thierry Ermakoff

Pierre Macherey

Paris, La Fabrique éditions, 2011, 343 p., 20 cm
ISBN 978-2-35872-028-1 : 18,30 €

L’Université va mal : d’ailleurs, ça devient une sorte d’idée reçue. Les causes ont été définies, les docteurs se sont précipités sur le patient ; ils ont établi des diagnostics, des ordonnances, en forme de lois, des rapports, de l’AERES, du comité de suivi de la loi LRU, de l’Inspection générale des bibliothèques (pour ce qui la concerne), de l’IGAENR (un organisme au nom imprononçable qui, comme l’aurait écrit Jules Renard, comporte trop de lettres), on a même convoqué des sommets (à Bologne).

Le livre de Pierre Macherey, philosophe, proche d’Althusser, qui s’excuse presque d’un regard par trop « ancien » parce qu’il convoque des auteurs d’un autre temps, est tout à fait bienvenu : il apporte une sorte de balise, de repère.

L’université (française) est accablée de propositions, elle finirait même par en être épuisée. L’ouvrage ici proposé ne traite donc pas de l’économie de la connaissance, ni de la réforme dite LMD (licence, master, doctorat). Il tente simplement, ou avec audace, de définir à qui et à quoi sert l’université, de tenter de penser la tension entre l’autonomie absolue de cette université, vêtue des attributs de la recherche, et son immersion dans une société, qui, au total, la finance… et l’utilise. C’est un texte qui traite de la politique de la nation en redonnant plein sens à cette notion, en laissant la parole à ceux qui l’ont pensée.

Il se partage en trois parties : l’université des philosophes, l’idiome universitaire, et l’épreuve de la littérature. Des trois parties, les deux premières sont, indéniablement les plus abouties.

En donnant la parole à Kant, et, plus particulièrement, au « conflit des facultés » (1798), Pierre Macherey ouvre un débat très actuel : Kant imaginait deux types de facultés : des facultés supérieures – faculté de théologie, de droit, de médecine, destinées aux « hommes d’affaires » – et une faculté « inférieure », qu’on peut qualifier sommairement de « philosophique », et qui ne serait concernée que par la vérité pure. Cette vision porte en elle sa propre contradiction : la vérité doit-elle être tenue par une faculté inférieure ? Quels seraient ses liens avec les facultés supérieures, avec la société ? Hegel, puis Heidegger, ont chacun, par leurs discours respectifs, repris et mis en pratique cette vision politique de la vérité universitaire : Hegel, en 1816, lors de son discours d’Heidelberg, éprouve la nécessité « d’associer plus étroitement ses activités de philosophe à la vie de l’État », État prussien qu’il voit comme un État culturel par excellence. On sait ce qu’il en adviendra pour Heidegger. La question de la place de la vérité, de la science pure, est donc posée dès 1798.

La deuxième partie s’intéresse aux productions de Jacques Lacan, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Si nous savons bien combien Lacan tenait l’université au mieux en respect, au pire à distance, pour l’aliénation qu’elle représentait (n’oublions pas un des slogans de mai 1968 : « L’ennui naquit un jour de l’université »), en même temps, il ne pouvait se passer complètement de son assistance matérielle.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sont surtout présents par l’analyse qu’ils ont faite du langage universitaire, langage « ésotérique », tout sauf neutre : la rhétorique de la neutralité, écrit Pierre Macherey, lui permet (à l’université) de fonctionner en cycle fermé, en maintenant « un rapport au langage qui la soutient et que le fait de passer inaperçu rend intouchable ». Les grands auteurs et les grands textes n’existent comme tels que dans le cadre de l’institution scolaire et universitaire, qui les légitime. Ainsi ce langage, cette « parlure » constitue comme un « droit d’entrée » qu’il convient d’élucider.

En restituant ces paroles, Pierre Macherey met les contradictions de l’université sur le devant de la scène : les relations avec l’État – donc avec les puissances économiques – et avec l’ordre social, les relations de corporations, de hiérarchie au sein même de l’université, la fonction de formation, ou de formatage ? Manque de moyens, manque de bibliothèques (certes), écrit-il en conclusion. Est-ce suffisant ? Nous savons bien que non. Cet ouvrage ne peut qu’être mis au cœur des réflexions sur la nature de l’enseignement. Il complète agréablement (si nous pouvons nous exprimer ainsi) celui de François Cusset, French Theory (La Découverte, 2003 et 2005) au moins pour la première partie, consacrée à l’histoire politique et scientifique de l’université américaine.

Notre plaisir fut un peu terni par une troisième partie, consacrée à la littérature, bien plus fluette, maigrelette que les deux autres. Par ailleurs, l’idée que la langue de l’université ne concerne que les sciences humaines et sociales est sans doute un peu courte ; les sciences exactes ont aussi leur mot à dire. Nous y reviendrons (à suivre, donc).

Et il ne vous en coûtera que 18 euros 30 pour 340 pages.