De la visibilité
Excellence et singularité en régime médiatique
Nathalie Heinich
Coll. « Bibliothèque des sciences humaines »
ISBN 978-2-07-012337-7 : 26 €
Ce livre est un OINI (Objet intellectuel non identifié) : il allie le plus sérieux (le travail scientifique, les sources, les notes de bas de page, l’éditeur, la collection) et le plus trivial (les envies d’une vie ordinaire de Stéphanie de Monaco, les ménages de Catherine Deneuve, les sosies d’Elvis Presley…). C’est qu’il applique une démarche scientifique à un fait social que la sociologue Nathalie Heinich est une des premières, en France, à considérer comme un objet scientifique 1.
De quoi parle-t-on ?
Ce travail, que Nathalie Heinich porte depuis longtemps, concerne « la question de la célébrité » à l’époque où « l’essor des technologies de l’image » en change la problématique – d’où l’emploi choisi (mais pas partout) de parler de « visibilité » plutôt que de « célébrité ». À toute époque, il y a eu des célébrités. Aujourd’hui, avec l’ubiquité, l’immédiateté de la diffusion de l’image, « ce sont les images qui font les vedettes », internet ayant accéléré, amplifié le phénomène. La visibilité serait donc « la diffusion du visage et du nom dans l’espace public ».
L’ouvrage présente une analyse très sérieuse des termes « visibilité », « célébrité », « popularité », de leur périmètre respectif, des « célébrités » comme groupe social et nouvelle élite avec ses privilèges, des déplacements de valeur, de la transmission du capital de visibilité, de l’industrie de la visibilité, de l’articulation entre grandeur et mérite, etc.
Prenons un exemple. Le fait d’être connu (célèbre, visible) donne accès à l’espace public, d’où des prises de parole dont la légitimité est discutée. Bertrand Poirot-Delpech fustige ainsi ces livres « fabriqués avec quiconque s’est acquis un capital de notoriété médiatique, speakerine de météo ou ancien ministre » (p. 45). Nathalie Heinich explicite cette veine éditoriale, les « livres de self-help signés par des stars de cinéma », les biographies ou autobiographies, généralement « rédigées par des nègres », qui « obéissent à deux modèles narratifs : celui du roman d’apprentissage, avec le récit de l’accession à la célébrité ; et celui du dévoilement du caché, avec les confidences sur la coulisse, la vie privée derrière la vie publique » (p. 294-296). Bien sûr, ces célébrités obtiennent, de par leur statut, le droit de « dire son fait sur l’état du monde » (p. 505). On connaît, en contrepoint, des stratèges de l’invisibilité (Gracq, Blanchot, Salinger) (p. 161).
Les bibliothécaires connaissent bien ce phénomène.
Pourquoi j’ai aimé lire ce livre ?
Malgré ses 565 pages, ses deux index, sa table des illustrations, ce livre se lit facilement.
Parce qu’il est nourri d’exemples, d’illustrations, de démonstrations. Qui nous éclairent, nous aident à comprendre, nous font rire.
Des anecdotes piquantes, le père Noël demandant un autographe à Shirley Temple (un faux père Noël, la vraie Shirley Temple), la solitude de Marilyn Monroe ou Marlon Brando, le fabuleux destin de Carla Bruni.
Un long développement sur le cas de Diana Spencer (plus connue sous le nom de Lady Di), son ascension royale, la transformation de sa célébrité en icône caritative (elle a serré la main d’un séropositif, elle a touché des lépreux), sa mort tragique, ses obsèques mondiales.
De nombreuses approches sur la question du mérite. Une vedette est « célèbre pour sa célébrité » (p. 223 et 256), la visibilité étant auto-constituante. Où est le mérite ? On assiste ici, dit Nathalie Heinich, à un « déplacement des valeurs » (p. 144), à l’apparition d’une « grandeur sans mérite » (p. 502). Phénomène largement critiqué, mais à nuancer : ainsi la comparaison entre Loft Story et la Star Academy montre l’écart entre deux sources de visibilité, la première étant « à partir de rien » (juste être là, à l’écran), la seconde appelant talent et effort (p. 549).
Enfin, cet ouvrage pose la question de la culture populaire. La « critique des savants » (p. 524) qui analyse la visibilité comme une « antivaleur », « une valeur factice » n’est-elle autre chose que le mépris pour la culture populaire ? Michel Polac était-il malheureux parce qu’il méprisait sa condition d’homme de télé, alors qu’il aurait voulu être (re)connu comme grand écrivain (p. 216) ? La médiatrice du Monde excusant le journal de s’intéresser à l’actualité people traduit-elle de l’embarras ou du mépris (p. 525) ? Les critiques adressées à Apostrophes ne concernaient-elles que la « vulgarité médiatique » (p. 167) ? Quelle est la place des magazines populaires dans les bibliothèques ? Qu’est-ce qui fait qu’on s’intéresse (vous, moi) à ces personnages célèbres, sans vouloir l’avouer ?
Intéressante question !