Le réseau francophone numérique

Vers une bibliothèque numérique francophone

Guy Berthiaume

Carole Payen

Dans cet article, Guy Berthiaume et Carole Payen retracent la brève histoire du Réseau francophone numérique : les raisons de sa création, sa naissance comme réseau des bibliothèques nationales francophones, l’élargissement de son périmètre de partenaires, ses liens avec l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), les objectifs poursuivis, son fonctionnement actuel. À travers ce récit, c’est un projet exemplaire de la francophonie des bibliothèques qui est présenté.

Guy Berthiaume and Carole Payen look back at the brief history of the Réseau francophone numérique, the reasons behind its creation as a network of French-language national libraries, the expansion of its remit to include other partners, its links with the International Organisation of La Francophonie, its objectives, and current role. The wider picture is one of a broad ambition to build a library network spanning all French-speaking regions.

In diesem Artikel schildern Guy Berthiaume und Carole Payen die kurze Geschichte des frankophonen digitalen Verbundes: die Gründe seiner Gründung, seine Entstehung als Verbund der frankophonen Nationalbibliotheken, die Erweiterung seines Partnerumfangs, seine Verbindungen mit der OIF (Organisation internationale de la francophonie, Internationale Organisation der Frankophonie), seine verfolgten Ziele, seine derzeitige Funktionsweise. Mit diesem Bericht wird ein beispielhaftes Projekt der Frankophonie der Bibliotheken vorgestellt.

En este artículo, Guy Berthiaume y Carole Payen vuelven a trazar la breve historia de la red francófona digital: las razones de su creación, su nacimiento como red de las bibliotecas nacionales francófonas, la ampliación de su perímetro de socios, sus lazos con la OIF (Organización internacional de la francofonía), los objetivos perseguidos, su funcionamiento actual. A través de este relato, se presenta un proyecto ejemplar de la francofonía de las bibliotecas.

Pour accomplir leurs missions fondamentales en matière de démocratisation du savoir et de la culture, les institutions documentaires n’ont désormais plus le choix que de se poser en acteurs fortement engagés dans l’univers numérique. L’existence du patrimoine culturel est avant tout fonction de sa visibilité et de sa lisibilité sur le web. Accès aux documents numérisés ou nés numériques, nouvelles formes de création artistique et littéraire virtuelles, interactivité croissante avec les usagers, logique des réseaux et données ouvertes : la remise en question des pratiques s’accélère, les dogmes corporatistes vacillent, le changement s’impose à une vitesse vertigineuse. Ces avancées majeures ne peuvent toutefois masquer une réalité inquiétante : dans ce tourbillon, le facteur économique joue un rôle croissant et la fracture numérique est loin de céder du terrain. Or rien ne serait plus dommageable et injuste pour le patrimoine documentaire international que d’apparaître sur la Toile comme un simple reflet des forces du marché. Une réflexion autour de ce risque s’est imposée au début des années 2000, avec pour conséquence heureuse la création du Réseau francophone numérique.

Le déclencheur Google

En janvier 2005, Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France, publie dans Le Monde un texte qui, pour la première fois, alerte l’opinion sur les risques liés au programme de numérisation massive annoncé par Google quelques semaines auparavant. Cette réflexion fait grand bruit, notamment dans les milieux des bibliothèques, et suscite nombre de questions jusqu’alors sous-jacentes à la vague mondiale de numérisation des corpus documentaires. Ces multiples projets peuvent-ils et doivent-ils se déployer en toute liberté, au gré des forces du marché ? Faut-il au contraire qu’ils échappent à la loi de l’offre et de la demande et demeurent l’apanage d’institutions vouées à la culture et au savoir, respectueuses à la fois des normes documentaires les plus exigeantes, des droits de propriété intellectuelle et de la gratuité du service public ?

En avril de la même année, M. Jeanneney poursuit l’offensive et alimente le débat, qui déjà prend de l’ampleur, en publiant un essai intitulé Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut, traduit en huit langues et commenté dans le monde entier. Le président de la BnF y revient sur la menace que constitue pour la diversité culturelle l’entreprise de numérisation engagée par une firme commerciale qui aborde la production littéraire universelle sous un angle exclusivement nord-américain et anglophone. Sans parler des questions d’éthique créées par la présence de publicité sur le site concerné et l’indifférence affichée par ses promoteurs à l’égard du respect des droits d’auteur. M. Jeanneney livre un plaidoyer pour un sursaut européen qui prendrait la forme d’une grande bibliothèque numérique multilingue, proposant de véritables collections complètes et structurées dans le respect de la déontologie bibliothéconomique et archivistique. Soutenu par une vingtaine de ses collègues, il parvient à convaincre les autorités de l’Union européenne du bien-fondé de son analyse et de l’urgence d’une réaction collective. C’est ainsi que le projet Europeana voit le jour, doté d’un portail internet multilingue d’une richesse fascinante.

Le débat lancé sera poursuivi et approfondi par Bruno Racine, qui succède à Jean-Noël Jeanneney à la tête de la Bibliothèque nationale de France. Dans un remarquable essai intitulé Google et le nouveau monde, publié en 2010, il cerne les nouveaux défis liés à la conservation et à la diffusion du patrimoine documentaire et propose de fortes pistes de solution visant à obtenir un engagement clair des autorités gouvernementales en faveur de la conservation et de la diffusion du patrimoine documentaire numérique, une organisation des milieux concernés face aux géants de l’internet et un nouveau mode de collaboration rigoureuse et réfléchie avec ces derniers.

Par ailleurs, la mobilisation en faveur de la diversité culturelle sur la Toile ne cesse de croître et Lise Bissonnette, alors présidente-directrice générale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, et son homologue Jean-Noël Jeanneney font la promotion de l’idée de créer un véritable réseau virtuel des bibliothèques nationales de l’espace francophone. L’intérêt des bibliothèques nationales susceptibles d’en devenir partenaires est immédiat et, au début de l’année 2006, M. Jeanneney convie à Paris cinq de ses collègues pour porter sur les fonts baptismaux le Réseau francophone des bibliothèques nationales numériques, bien vite désigné par son seul sigle : le RFBNN.

Les premiers pas

Le 28 février 2006, les bibliothèques nationales de Belgique, du Canada, de France, du Luxembourg, du Québec et de Suisse décident donc de jeter les bases d’une véritable bibliothèque patrimoniale numérique de la francophonie. Les six institutions participantes s’engagent à offrir un accès libre et gratuit à des collections de presse, des œuvres littéraires et des documents de référence libres de droits. Elles s’accordent également sur la nécessité de progresser vers des normes harmonisées et de mettre en place un portail internet collaboratif. À ces membres fondateurs se joint, au cours du printemps 2006, la Bibliothèque d’Alexandrie. Les grands axes de développement du Réseau se précisent progressivement au fil des mois suivants, lors d’échanges consacrés à la modélisation des structures de gouvernance et à l’établissement de priorités d’action. Initialement composé de bibliothèques nationales, le RFBNN décide de s’ouvrir plus largement aux institutions documentaires patrimoniales de l’espace francophone et de promouvoir des initiatives de formation, afin d’associer un nombre croissant d’institutions des pays du Sud.

Au cours de l’automne 2006, une étape essentielle est franchie avec l’entrée dans le projet d’un partenaire majeur : l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). La déclaration adoptée à l’issue de la Xe Conférence des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage, réunie à Bucarest, reconnaît en effet l’importance de cette démarche et lui apporte un soutien officiel. Son paragraphe 43 se lit ainsi : « Conscients du potentiel que représentent les collections des bibliothèques pour la présence de la langue française sur Internet, convaincus de l’importance de cette contribution pour l’accès de tous à un patrimoine partagé, nous nous félicitons de l’initiative fondant le Réseau francophone des bibliothèques nationales numériques. Nous apportons notre appui aux efforts visant à développer ce réseau en rapprochant les bibliothèques fondatrices et celles d’autres pays. »

En mars 2007, une journée de réflexion réunit à Paris les sept bibliothèques fondatrices et huit experts représentant les bibliothèques nationales d’Albanie, du Burkina-Faso, d’Haïti, de Madagascar, du Mali, du Maroc, de Tunisie et du Vietnam. Les discussions prennent alors un tour concret : il est décidé de lancer un projet pilote fondé sur la numérisation de la presse du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, et de proposer un accès universel à ces corpus sur un portail commun.

Fidèle aux engagements de Bucarest, Abdou Diouf, secrétaire général de l’OIF, invite par la suite à Bruxelles, les 13 et 14 septembre 2007, les représentants des bibliothèques nationales et patrimoniales des pays ayant le français en partage, ainsi que des observateurs de l’Union européenne et de l’Unesco. Une soixantaine de personnes venues de 40 pays de la francophonie assistent à cette rencontre qui permet de faire le point sur les multiples programmes de numérisation qui sont déjà en cours ou qui sont planifiés, ainsi que d’évaluer les besoins techniques et financiers qui leur sont liés. La rencontre se conclut par l’annonce de la création prochaine d’un portail internet  1, dont la réalisation est confiée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).

Du RFBNN au RFN

Les premières années d’existence du Réseau ont permis d’en identifier les forces et les faiblesses et de prendre la mesure des efforts à déployer pour en assurer la survie. Encore embryonnaire, le groupe constitué en 2006 et 2007 doit impérativement renforcer sa composition et sa structure, mais aussi trouver son rôle particulier, porteur d’une plus-value originale face aux autres instances documentaires collaboratives mises en place sur le web. La réflexion menée autour de ces exigences aboutit en 2010 à une mutation profonde. Le Réseau décide tout d’abord d’officialiser son ouverture à l’ensemble des milieux documentaires en changeant symboliquement de nom, pour devenir le Réseau francophone numérique (RFN). Cette ouverture est couronnée de succès puisque, deux années plus tard, le RFN regroupe 24 membres, bibliothèques et institutions archivistiques, représentant 17 pays (voir illustration).

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Carte du Réseau francophone numérique (RFN)

Ensuite, le Réseau se dote d’une charte qui énonce ses principes fondateurs et objectifs, et met également en place une structure de gouvernance formelle. Un secrétaire général, un comité de pilotage de sept membres ainsi qu’une assemblée plénière assurent depuis lors le suivi de ses travaux. Enfin, déjà présent en 2008, l’axe de développement que constitue la formation devient un pilier majeur de l’action du Réseau.

Une plateforme de diffusion collaborative inédite

Le défi que représente la mise en œuvre d’un site internet pour le Réseau est de taille. Il s’agit en effet d’un projet coopératif mené sur une base volontaire, ce qui suppose donc un engagement au long cours des institutions documentaires participantes et une communication de chaque instant pour proposer de nouveaux contenus et informer de tout problème technique touchant l’un ou l’autre des sites sources. À ces premières exigences s’ajoute la nécessité de surmonter un certain nombre d’obstacles techniques qui tiennent tant à la récupération des fichiers numériques qu’à leur diffusion. Seules des normes communes minimales peuvent permettre une mise en ligne efficace et une accessibilité réelle aux corpus offerts aux internautes.

Avec le soutien de l’OIF, BAnQ multiplie donc les échanges avec les membres du Réseau afin d’harmoniser références et pratiques. Comme prévu, le prototype mis au point à partir du printemps 2007 a adopté une architecture simple qui permet une recherche par date ou par type de document. Il offre également un rappel des grandes dates qui ont jalonné l’histoire du Réseau, quelques informations sur sa mission, ainsi que des outils de référence. Par nature, en raison du potentiel considérable de nouveaux membres et de nouveaux contenus, ce portail est appelé à être en constante évolution. Dans sa phase initiale de réalisation, seuls des documents en français ou bilingues y furent intégrés et les premières mises en ligne se concentrèrent sur la presse libre de droits. Bien vite, cependant, il apparut pertinent d’élargir ce premier test à d’autres types de documents : livres, revues, archives, cartes et plans et, dernièrement, documents audiovisuels firent leur entrée sur le portail.

Par ailleurs, le site du RFN se voulant une large vitrine du patrimoine culturel francophone, il est important de veiller à ce que la disparité des moyens dont disposent les institutions participantes ne crée pas d’importants déséquilibres dans les corpus diffusés. C’est ainsi que, pour éviter la numérisation multiple de corpus identiques, certains documents publiés dans les pays du Sud qui ont été numérisés par de grandes bibliothèques européennes sont accessibles, même si la philosophie du Réseau privilégie le développement de programmes de numérisation sur les lieux de création des documents sélectionnés. C’est ainsi que la Bibliothèque nationale de France a, au fil des dernières années, alimenté le portail de contenus variés publiés en Afrique subsaharienne. Qui plus est, dans un proche avenir, la BnF pourra également, grâce à une passerelle testée avec succès dans le cadre de sa bibliothèque numérique Gallica, héberger pour diffusion certains corpus numérisés par d’autres bibliothèques et centres d’archives du Réseau.

Pour répondre mieux encore aux attentes des usagers du RFN, une refonte profonde du portail du Réseau, de son architecture de contenu, de ses fonctionnalités de recherche et de sa signature graphique a été récemment entreprise par Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

La formation, clé de voûte du Réseau

Il convient que le plus grand nombre possible d’institutions documentaires patrimoniales de l’espace francophone développent leur programme de numérisation patrimoniale pour préserver leurs collections et en assurer la diffusion sur le web. Pour cela, un partage des ressources et des meilleures pratiques est essentiel, ce qui conduit le RFN à mettre un accent tout particulier sur le volet « formation » de sa mission, avec le concours toujours précieux de l’Organisation internationale de la francophonie.

L’une des ambitions majeures du RFN est de compter dans ses rangs un nombre croissant de nouveaux adhérents provenant des 56 États et gouvernements actuellement membres de la francophonie. Pour tendre vers cet objectif, les institutions les plus aguerries dans le domaine de l’information numérique se doivent de partager leur expertise et d’apporter soutien et conseils à leurs homologues plus récemment engagés dans la mise en ligne de leur patrimoine documentaire.

C’est pourquoi, du 10 au 17 avril 2008, un premier séminaire de formation a été organisé à Paris par l’OIF et la Bibliothèque nationale de France, en faisant appel, pour les diverses sessions proposées, à des conférenciers français, suisse, malgache et québécois. Les représentants de quinze pays ont assisté à cette rencontre consacrée aux concepts de base de la bibliothèque numérique : constitution de collections, choix technologiques, dimensions juridiques et administratives des projets. Cinq pays participants (Égypte, France, Madagascar, Québec et Tunisie) ont également profité de l’occasion pour présenter le programme de numérisation de leur institution, tandis que les experts de l’OIF ont, pour leur part, souligné le rôle crucial de la bibliothèque numérique pour la préservation et la diffusion de documents souvent rares et menacés de disparition, et fourni des pistes de réflexion quant à la faisabilité économique des projets de numérisation.

Le succès de ce stage a démontré la nécessité de multiplier les actions concrètes de soutien auprès des bibliothèques de l’espace francophone, et prouvé que de tels « coups de pouce » peuvent avoir un effet déclencheur sur des projets jusqu’alors cantonnés au domaine de l’intention. Depuis lors, quatre autres stages de formation ont été réalisés avec succès : le premier, en 2009, s’est déroulé auprès de la Bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit (BHPSE) à Port-au-Prince pour lancer la numérisation d’un corpus d’environ 3 000 ouvrages anciens ; le deuxième stage a eu lieu également en 2009, à Phnom-Penh ; le troisième, en 2011, a réuni, à Dakar, vingt-six stagiaires venant de six pays de la sous-région, et le quatrième, en 2012, a vu dix-huit stagiaires issus de sept pays recevoir une formation avancée à Rabat.

Ces actions de terrain se révèlent très fructueuses et seront poursuivies dans les prochaines années grâce au soutien financier et logistique de l’OIF. Au-delà de leur pertinence de principe, certains événements récents – catastrophe naturelle en Haïti, conflits en Côte d’Ivoire ou au Mali – en ont encore tragiquement souligné l’importance.

Un projet exemplaire ?

Six brèves années après la création du Réseau francophone numérique, ses membres et leurs partenaires continuent de partager l’enthousiasme et le dynamisme des débuts du projet. Une conjugaison inédite de volonté et de pragmatisme a finalement abouti à la concrétisation rapide d’une idée qui, en d’autres circonstances, aurait pu aisément s’enliser dans d’éternels débats.

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Compte rendu de l’assemblée générale 2012 du Réseau francophone numérique sur le site du RFN (consulté le 27 novembre 2012)

La méthode adoptée a fait toute la différence, laissant se développer à leur rythme les différentes composantes du projet. Les questions liées à la gouvernance du Réseau n’ont jamais freiné son essor ; les débats théoriques sur ses règles de fonctionnement n’ont jamais compromis l’action sur le terrain. Les compétences et disponibilités de chacun ont été mises à contribution dans la plus grande transparence, avec conviction et sans esprit de concurrence. Certes, la bibliothèque numérique francophone dont chacun rêve n’est pas encore à portée d’un clic de souris, mais la voie est tracée et il est maintenant possible de dire qu’il existe sur le web un espace de découverte ouvert sur le patrimoine documentaire numérique de la francophonie.

Le RFN se veut une communauté pérenne, bâtie sur les fondations solides que constituent le transfert d’expertise et des liens institutionnels amicaux et synergiques. Une manière de prouver que, toutes futuristes qu’elles soient, les technologies de l’information ne se trouvent jamais mieux servies que par les valeurs humaines les plus anciennes. •

Octobre 2012