Lumineuses petites clés

Dany Laferrière

Écrivain d’origine haïtienne, Dany Laferrière vit à Montréal où ses œuvres sont éditées. Son dernier ouvrage, L’art presque perdu de ne rien faire, a été publié en 2011 chez Boréal.

Il y a des gens qui se revoient, dans leur enfance, flânant dans un jardin ou nageant dans une rivière, moi, je me retrouve toujours penché sur un livre, complètement fasciné par ces minuscules signes qui ne cessent de m’inviter à découvrir de nouveaux mondes. Je n’arrive pas à comprendre, aujourd’hui encore, pourquoi je fus si tôt attiré par ces étranges dessins que sont les lettres de l’alphabet. Surtout que les gens qui m’entouraient semblaient toujours intéressés par des choses moins abstraites que des lettres. Avant que ces dernières ne trouvent leur utilité en formant des mots, puis des phrases, j’ai senti l’énergie qui les animait. Il m’a semblé, dès le début, que ma vie sera liée à ces lettres dont chacune a une place fondamentale dans notre histoire émotionnelle. J’ai passé de longues heures sur la lettre o, n’arrivant pas à lui trouver un quelconque défaut. La lettre t me rappelait un cimeterre, ce qui faisait surgir, sous mes yeux éblouis, un guerrier des Mille et une nuits. J’accordais à chacune de ces vingt-six lettres une couleur, une odeur et même une saveur particulière. Jusqu’à redouter l’instant où elles devaient rejoindre les rangs afin de formuler des savoirs ou des secrets. Depuis mon enfance fiévreuse, je cherche à comprendre ce mystère : comment de si minuscules lettres peuvent-elles raconter, sans jamais un signe d’ennui ou d’agacement, toutes ces histoires qui disent nos péripéties sur cette terre ?

Je me souviens de ces dimanches de mon enfance où, vers la fin de l’après-midi, ma grand-mère avait l’habitude de m’emmener faire une promenade dans la petite ville où nous vivions. Ce n’était pas plus d’une dizaine de rues, mais j’attendais ce moment avec impatience car ma grand-mère prenait le temps de converser avec tous ceux qu’elle croisait sur notre chemin. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris qu’il s’agissait de mon premier livre d’images. Si ma grand-mère en était la narratrice, nos voisins me semblaient aussi familiers que ces personnages de conte que l’on retrouve, à chaque fois, avec le même plaisir. Pour revivre ces délicieux après-midis, je n’ai qu’à fermer les yeux.

À l’époque je détestais le jour qui m’obligeait à quitter le monde du rêve où je me sentais si libre. Je n’ai retrouvé une pareille liberté que dans les livres. Je suis nostalgique de cette fluidité qui irrigue le temps de l’adolescence, ce moment que les règles et les lois vont si brutalement interrompre. C’est une saveur qu’on ne pourra retrouver que dans la lecture. Si l’écriture est fortement structurée et criblée d’obstacles qui nourrissent nos angoisses, la lecture se révèle d’une désarmante facilité : il suffit d’accepter l’univers proposé. La volonté est sûrement le moteur de l’écriture, mais c’est la curiosité qui pousse à ouvrir un livre. Il m’arrive parfois de prendre plaisir à des lectures ardues, mais cette difficulté nous permet de découvrir des aspects insoupçonnés de notre personnalité. L’obstacle est un excitant pour l’esprit qui aime autant grimper une pente que la descendre.

C’était un matin d’été, et je n’avais pas encore quitté Petit-Goâve. Je me levais tôt car j’adorais circuler dans la pénombre quand les autres dormaient encore. Je suis entré dans la chambre de mon grand-père. Il n’était pas dans son lit, mais assis à sa table. Il lisait sans bruit. Je ne connaissais que la lecture à haute voix. Il me semble, hier comme aujourd’hui, que les mots ne se réveillent que si on les dit à voix haute, comme je ne me retourne que si on crie mon nom. Les mots sont d’abord des sons. À quoi bon un orchestre qui joue sans bruit. Malgré ce visage fermé, mon grand-père semblait avide de savoir la suite de l’histoire. Finalement, il a senti ma présence et s’est retourné avec un large sourire. Je venais d’assister, pour la première fois, à une lecture silencieuse. Je continue à préférer la lecture à haute voix. Et, quand dans le métro, je baisse la voix jusqu’au murmure pour ne pas déranger les autres, je suis toujours surpris de l’effet négatif que cela produit. Ont-ils déjà oublié que tout a commencé par une voix qui nous lisait des contes, juste avant le sommeil ? D’où peut-être ce lien entre le rêve et la lecture.

Le samedi matin, j’allais retrouver tante Renée à la bibliothèque municipale, juste en face de la mairie de Petit-Goâve. Je lui apportais du café bien chaud qu’elle buvait en souriant. J’ai, depuis, associé le café avec la lecture. Tante Renée ne parlait pas beaucoup. Souvent, elle était assise sur la galerie à lire. C’est ainsi qu’elle attirait les lecteurs. Des fois, elle me laissait la garde de l’établissement, pendant un moment, pour aller convaincre certains parents de laisser leurs enfants venir à la bibliothèque. Ces derniers s’asseyaient et passaient une heure ou deux devant un livre qu’ils n’ouvraient pas. Cette bibliothèque était un cadeau d’un médecin de la ville qui vivait à Paris. Il nous avait envoyé ses propres livres, mais comme il n’avait pas d’enfants, on se retrouvait avec surtout des livres scientifiques et des essais littéraires pointus. J’y plongeais sans rien comprendre. Cela m’a aidé par la suite à aborder des massifs difficiles comme Tolstoï ou Hugo à un âge où mes camarades étaient encore aux contes de Perrault. Pour lire en paix, je me cachais dans la garde-robe de mes tantes, sous le lit, dans les arbres, alors imaginez mon étonnement en découvrant qu’il y avait une maison destinée à la lecture. Un endroit frais, calme et silencieux. J’ai l’impression d’avoir vécu ici une adolescence studieuse.

Cela faisait deux jours qu’il pleuvait. Je me trouvais dans une maison sans livre, à part cette vieille bible que j’ai lue comme on dévore un livre d’histoires fascinantes, et non une collection de textes sacrés. Le Livre des rois m’a passionné d’un bout à l’autre. J’y ai découvert une forme de désir que j’ignorais à l’époque : celui d’un roi pour la femme d’un de ses sujets. J’ai assisté avec effroi aux désastres que provoque la folie sexuelle d’un frère pour sa sœur vierge. J’ai lu, le cœur battant, le poème qui raconte l’histoire d’amour entre une femme du peuple et le jeune prince Salomon. Mais le choc est venu au dernier texte avec l’Apocalypse. J’ignorais que l’esprit humain pouvait être irrigué par un alcool aussi fort. J’en étais abasourdi. Il me reste le souvenir d’une griserie qui a duré les quatre jours de pluie. Depuis, le bruit monotone de la pluie, au lieu de me faire périr d’ennui comme avant, efface plutôt les rumeurs de la ville pour me permettre d’entendre la seule musique des mots.

J’allais à l’école avec ma sœur. Nous formions un étrange attelage. Les gens se tournaient sur notre passage. J’avais la main gauche sur son épaule droite et je tenais le livre que j’étais en train de lire dans l’autre main. Comme un aveugle avec son guide. Ce n’était jamais un livre de classe. Plus souvent Alexandre Dumas dont j’adorais les romans d’aventure saupoudrés d’histoire. Est-il possible d’arrêter la lecture du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires ? Le monde réel me semblait si pâle et dénué d’intérêt face à celui que me proposait Dumas. Je connaissais par cœur ce chemin que j’emprunte depuis des années, mais ma sœur ne m’était utile que pour m’éviter de me faire frapper par les cyclistes qui roulaient sur le trottoir. Je n’exploitais pas ma sœur qui se faisait rémunérer grassement ce service, et à dix sous le trajet, elle pouvait se payer un film le samedi ou une kermesse le dimanche matin.

J’ai passé un tiers de ma vie sur une île, disons une presqu’île. Haïti partage l’île avec la République dominicaine. J’avais l’impression d’étouffer par moment. Toujours le même paysage, il est vrai magnifique. La mer turquoise, les montagnes parfois vertes, d’autres fois chauves et cette pluie forte mais brève. Mais l’esprit est toujours affamé d’images nouvelles. Et sans les livres mon esprit n’aurait pas survécu à une pareille diète. Dans cette ville où il n’y a pas de grandes bibliothèques privées, j’avais rapidement dévoré les rares livres que je dénichais dans les tiroirs et les placards, sous le lit, et des magazines découverts dans le coffre du grenier. S’il y en a qui rêvent du trésor des pirates ou de l’or de Picsou, moi, je n’aspirais qu’à une bibliothèque bien garnie. Quand tous les livres étaient lus et que je mourais de faim depuis une semaine, j’eus l’idée lumineuse d’aller emprunter chez le voisin. On me permit de lire sur place. En un été, j’avais lu et relu tous les livres que pouvait contenir la petite ville de Petit-Goâve. Je m’étais fait une réputation d’enragé de lecture. J’apprenais, en lisant, les traditions et modes de vie de pays que je ne visiterais peut-être jamais. Je sais aussi qu’une bibliothèque peut nous dire beaucoup sur les goûts intimes et les rêves secrets des gens de la maison. Il y a des livres, une demi-douzaine, que je retrouvais dans chaque maison et c’est, je crois, ce savoir commun qui permet la cohésion de la ville. Les autres livres apportent ce peu de mystère qui fait le charme d’un individu. Si je semble tout attribuer au livre, je n’ignore pas pour autant qu’il y a d’autres jeux dans la vie.

Comme je manquais de livres, j’apprenais par cœur de longs passages de mes écrivains préférés. Je pouvais réciter de larges extraits des romans de Diderot, de Camus ou des poèmes d’Aragon. J’étais une bibliothèque ambulante. Est-ce pourquoi l’écrivain argentin Jorge Luis Borges m’a tout de suite fasciné ? Pendant des années, je n’ai lu que Borges. Il était, à mes yeux, le seul héritier d’Homère. Tous deux aveugles d’ailleurs. Les amis qui connaissaient ma passion pour Borges et l’indigence de mes moyens m’envoyaient ses nouveaux livres. Je déjeunais, je dînais et je soupais avec Borges dont l’esprit m’enchantait. Je lisais avidement ses contes ou ses brefs essais littéraires qui sont de laconiques chefs-d’œuvre, mais ce qui me reliait véritablement à Borges c’est sa passion de la lecture. Il raconte qu’il est entré un jour dans la bibliothèque de son père pour ne plus jamais en ressortir. Ma bibliothèque était plus dégarnie mais, depuis cinquante ans, je n’ai jamais passé une journée sans lire au moins une page.

Je me souviens de cette baignoire rose où je passais le plus clair de mon temps à rêver et à lire. J’aime être dans l’eau pour lire. C’est sûr que je suis un animal aquatique. Je me sens coupé des bruits du monde quand je me retrouve dans cette pièce exiguë mais bien éclairée. Je fais couler l’eau. Je dépose à mes pieds : un téléphone, un réveille-matin (sinon je risque d’y passer la journée entière sans m’en apercevoir) et une petite serviette pour m’essuyer les mains avant d’ouvrir le livre. Ainsi équipé, je peux commencer à lire, et à partir de ce moment la planète peut s’agiter comme bon lui semble, je reste indifférent. Plus justement, je suis dans un autre monde avec de nouvelles préoccupations.

J’ai visité, il y a deux ans, la bibliothèque Georges Castera, à Limbé, dans le nord d’Haïti. C’est un ami, Clément Benoit, qui a fait de la maison familiale une petite bibliothèque publique. À voir tous ces gosses qui y entraient et sortaient, je me suis souvenu de mon enfance, ce temps béni où on lisait pour le voyage que cela permettait. Le goût des mots. La musique des phrases. Cette petite fille qui s’empare d’un livre, trouve un coin et disparaît de notre univers, rejoignant ainsi dans le terrier de lapin sa vieille copine Alice. Là où elle se trouve, elle attend d’autres livres, car ses yeux ont toujours faim de ces lettres lumineuses qui ne cessent d’éclairer son chemin vers des mondes fascinants. •