Éditorial

Anne-Marie Bertrand

« Chaque langue dit le monde à sa façon. Chacune édifie des mondes et des anti-mondes à sa manière. Le polyglotte est un homme plus libre  1  » (George Steiner).

Pour paraphraser Jean-Noël Jeanneney : quand le français défie le monde. Défi amical. Mais défi conscient des enjeux qui se jouent aujourd’hui : comment lutter contre la prégnance, voire le monopole, d’une culture (anglo-saxonne) portée par une langue (l’anglais mondialisé) qui irrigue déjà les réseaux informatiques, les algorithmes, nos nuits cinématographiques, nos réservoirs musicaux, notre environnement juridique, notre monde cartographique, la production scientifique, le modèle universitaire, nos tablettes, nos téléphones intelligents, nos tics de langage (« Yes ! », « Trop cool ! »), et j’en oublie.

La francophonie n’est ni une idée neuve, ni une idée dépassée. Elle est le substrat d’un écosystème intellectuel et culturel, d’une vision du monde. Si vous en doutez, ce dossier « Francophonies » est fait pour vous. Lisez l’Américain Jack Kessler, les Québécois Guy Berthiaume ou Réjean Savard, le Roumain Robert Coravu, le Marocain Driss Khrouz : tous vous diront l’importance d’écrire, lire, parler, penser, travailler en français.

Il ne s’agit pas là que de l’exception culturelle, certes si nécessaire, si bénéfique. Il s’agit de la survie d’approches, d’analyses, de discours, de valeurs qui nous importent.

Après George Steiner, je céderai la parole à un autre anglophone, Salman Rushdie, qui écrit ceci à propos des attentats du 11 Septembre : « Les fondamentalistes croient que nous ne croyons en rien. Dans leur vision du monde, ils ont des certitudes absolues, alors que nous nous vautrons dans des plaisirs corrompus. Pour prouver qu’ils ont tort, nous devons savoir pourquoi ils ont tort. Nous devons nous mettre d’accord sur ce qui est le plus important : les baisers en public, les sandwiches au bacon, les désaccords, la mode d’avant-garde, la littérature, la générosité, l’eau, une distribution plus équitable des richesses dans le monde, les films, la musique, la liberté de penser, la beauté, l’amour  2. »

Cela n’a rien à voir ? Pas si sûr…

  1. (retour)↑  George Steiner, Réelles présences : les arts du sens, Gallimard, 1989 (NRF Essais).
  2. (retour)↑  Salman Rushdie, « Combattre les forces de l’invisible », Libération, 3 octobre 2001.