Les jeunes et les inégalités numériques
Marie-Agnès Doussot-Loth
L’association Lecture Jeunesse organisait à la mairie du 10e arrondissement de Paris, le jeudi 7 juin 2012, un colloque intitulé « Les jeunes et les inégalités numériques ». Sonia de Leusse – Le Guilloux, directrice de l’association, a ouvert la discussion par cette question : « Peut-on parler d’une “fracture numérique” au sein des adolescents et jeunes adultes ? » Six invités sont intervenus pour tenter d’y répondre en abordant tous les aspects du problème, socio-économique, éducatif, scientifique et psychologique.
Élie Maroun, chargé de mission national à l’ANLCI (Agence nationale de lutte contre l’illettrisme), a tout d’abord rappelé que la compétence numérique était l’une des compétences-clés définies en France et au niveau européen pour l’éducation et la formation tout au long de la vie. Outre la lecture, l’écriture et le calcul, faire face de manière autonome à des situations simples de la vie courante requiert l’utilisation des TIC (technologies de l’information et de la communication). Celle-ci demeure néanmoins un frein à l’apprentissage pour une minorité de la population européenne qui n’a pas ces compétences de base. L’usage comme les conditions d’accès au numérique sont à prendre en compte dans des actions de partenariat avec les parents, l’éducation, les associations.
Selon Gérard Valenduc, docteur en informatique aux FUNDP (Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix), ce phénomène de frein à l’intégration sociale chez les jeunes s’explique par une situation précaire, une situation familiale difficile, des parents éloignés de la culture numérique… qui rendent son accès compliqué et ses usages peu étendus. Par ailleurs, il existe un fossé entre l’usage du numérique fait par les jeunes, centré sur les échanges conversationnels et les jeux, et les attentes du marché du travail et de la société nécessitant de savoir décrypter le monde de l’information et de la culture.
Karine Aillerie, docteur en sciences de l’information et de la communication, a justement concentré son étude sur ces pratiques informationnelles des jeunes sur internet. Elle note qu’une majorité d’entre eux confond rapidité d’accès à l’information et compétence à rechercher cette information. Or, on remarque que c’est l’investissement personnel dans le traitement de l’information qui permet de développer l’autonomie et de s’approprier une culture. De ce fait, la mise en œuvre de méthodes de travail et de recherche par les médiateurs s’avère difficile, car leur rôle est d’autant moins compris que les jeunes ont déjà un accès privé à internet. C’est pourquoi beaucoup distinguent leurs recherches personnelles de celles demandées par l’école. Sortir de cette dichotomie loisir/ apprentissage permettrait de prendre en compte la personnalité du jeune dans son ensemble.
D’où l’intérêt manifesté par Véronique Drai-Zerbib, docteur en psychologie cognitive, d’analyser la nature des compétences mobilisées par la lecture sur écran. Guidée par des facteurs de bas niveau comme les couleurs et des facteurs de haut niveau (tâche à faire, connaissance préalable), celle-ci est multimodale. Cependant, plus la tâche est cognitive, moins le facteur visuel compte. La navigation sur le web n’est donc pas une lecture superficielle : elle développerait des compétences nécessaires à la prise de décision et à la résolution de tâches complexes.
Acquis à cette idée, Pascal Cotentin, inspecteur d’académie, voit d’abord dans le numérique l’intérêt de motiver tous les élèves en impliquant aussi ceux qui se mettent habituellement en retrait. L’objectif que vise le CRDP 1 de Versailles est donc l’accès à une culture numérique approfondie pour tous au moyen d’actions Tice 2 : mutualiser, échanger, partager, former… les enseignants, les élèves, mais aussi les parents, à l’usage des outils numériques, tant il est vrai que ces derniers sont souvent suspicieux quant à cet usage.
Un constat relevé par Michael Stora, psychologue-psychanalyste, pour qui la culture numérique serait considérée comme une contre-culture, dangereuse, par rapport à l’image « vraie » que constituerait la télévision. Or, il nous explique que les jeunes ne sont pas dupes du Net, royaume du second degré et du faux. En effet, en jouant avec l’image, ils la relativisent. La question est donc plutôt celle du fossé générationnel qui s’installe autour des écrans : blogs, réseaux sociaux, jeux vidéo utilisés comme espaces de construction identitaire. Ainsi, diabolisé par les adultes qui le soupçonnent de rendre les jeunes passifs, le numérique apparaît-il comme un lieu de transgression, instrument de la crise émancipatrice de l’adolescent. Mais nuançons… En effet, d’une certaine manière, le jeu vidéo, par la création d’avatars, autorise l’adolescent à être un autre et à redevenir acteur d’une image. En outre, devoir élaborer des stratégies pour avancer dans le jeu oblige à avancer en perdant. Or en perdant, on apprend à gagner. Et quand on sait qu’« il n’y a pas d’apprentissage sans expérience hédonique », pourquoi craindre le numérique dans la vie des jeunes ? Ainsi, si l’addiction aux jeux numériques, qui demeure un phénomène minoritaire, peut inquiéter, doit-elle empêcher leur introduction à l’école ? •