Des lieux de savoir en perpétuelle évolution

Céline Clouet

La journée d’étude intitulée « Bibliothèque et transmissions des savoirs aujourd’hui : pour une éthique des savoirs créatifs ?  1 », organisée par Médiadix, l’Institut Charles Cros et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, le 4 mai 2012, a tenu toutes ses promesses. La pluralité des expériences associant les professionnels de bibliothèque et les chercheurs ont permis au public d’aborder les lieux de savoir en perpétuelle évolution. Du codex à internet, quels sont les savoirs transmis par les bibliothèques ? Le numérique et les réseaux invitent à reformuler la question de la transmission, de la créativité et du lien social. Comment conserver et transmettre les formes traditionnelles et modernes de l’information, de l’écrit au numérique, d’une œuvre stable à des formes culturelles multiples et fluctuantes ?

Robert Damien, professeur à l’université de Nanterre, définit les trois actes constitutifs de « l’éthique politique de la république : l’échange, le prêt et la lecture dans un lieu public de service ». Il rappelle que « la bibliothèque virtuelle, loin d’invalider la matrice bibliothécaire, en augmente les puissances 2 ». Effectivement, internet offre chaque jour de nouveaux contenus et outils. L’articulation entre espace physique et virtuel induit une nouvelle perspective : comment partager des savoirs localement et à distance ? Sylvie Ducas, maître de conférences à l’université de Nanterre, insiste sur la nécessité pour les bibliothèques de se réinventer face aux savoirs « googlisés, amazonisés », et aux ressources numériques démultipliées sur internet. Ces phénomènes bouleversent les manières de voir, de penser et de créer. Ils conduisent les bibliothèques à repenser leurs services et à prendre en compte les nouvelles formes culturelles.

Bernard Krespine, conservateur à la Bibliothèque nationale de France (BnF), illustre ces propos en présentant Sindbad, le service d’information des bibliothécaires à distance de la BnF  3. Ce service de questions-réponses devient la vitrine de la bibliothèque et constitue une valeur ajoutée aux missions traditionnelles : prendre en compte les nouvelles pratiques, valoriser les ressources des bibliothèques et contribuer à la formation continue des professionnels. Les services de ce type mobilisent des savoirs (transdisciplinaires, émergents), des savoir-faire (méthode, catalogues) et des savoir-être (relation avec l’usager, déontologie).

Sindbad est donc un service personnalisé à destination des usagers, qui a pour objectif de valoriser un savoir-faire en matière de recherche d’informations. Le professionnel répond dorénavant aux questions exclusivement par internet : « Le web n’est pas une succession de documents mais devient un seul et même document sur lequel on peut travailler. La bibliothèque s’ouvre sur le web comme une encyclopédie où il faut à chaque fois savoir s’orienter et analyser les résultats de la recherche. » La bibliothèque est aussi productrice d’informations (site web, ateliers d’écriture), tandis que les usagers peuvent enrichir certains contenus (notices, tags, blogs). L’open access offre aussi de nouveaux modes de production, de diffusion et d’accès à l’information (par le biais de revues scientifiques par exemple).

Le rôle socioculturel

La bibliothèque en tant que source d’information occupe une place privilégiée et doit répondre aux attentes des usagers grâce au web, à la variété des collections, des supports, des actions culturelles et des services adaptés aux évolutions de la société. La Charte des bibliothèques souligne le rôle majeur des bibliothèques dans l’accès, la transmission et la médiation des savoirs (héritage et appropriation du contemporain) de façon continue et diversifiée selon les besoins. La bibliothèque s’inscrit ainsi dans une démarche de démocratisation et de diversité culturelle. Comment retrouver la mémoire dispersée (destructions, guerres) ? Les expériences d’Hala Bizri, bibliothécaire au Liban, et de Franck Michel, créateur d’une bibliothèque à Bali, garantissent un accès au patrimoine local, en sauvegardant les livres oubliés ou censurés. L’ailleurs, les formes marginales et novatrices telles que les livres d’artistes, les bandes dessinées ou les séries télévisées ont d’ores et déjà leur place en bibliothèque.

La bibliothèque favorise un accès élargi aux biens culturels, à l’information, et à des services « accessibles à tous, sans distinction d’âge, de race, de sexe, de religion, de nationalité, de langue ou de condition sociale 4 ». En prolongement de la déclaration de l’Unesco, Dominique Tabah, directrice des bibliothèques de Montreuil, lance un défi : « 100 % de la population peut avoir besoin à un moment ou à un autre de sa bibliothèque et doit donc pouvoir bénéficier de ses services. » De ce fait, la conquête d’usagers non-francophones passe par une communication multilingue afin de favoriser les échanges. La médiathèque de Bobigny a par exemple créé un guide des lecteurs multilingue, et catalogue en bilingue les champs titre-auteur des livres en arabe. Cela permet aux populations migrantes de garder un lien avec leur langue, mais aussi de mieux connaître les autres cultures (classiques traduits).

Même si les statistiques en bibliothèque (nombre de prêts, nombre d’inscrits) sont d’une utilité incontestable, elles ne donnent qu’une image partielle de ces services en laissant de côté le rôle social. Il faut rappeler que la bibliothèque est avant tout un passeur, où circulent les idées et les langues. Ouverte sur le monde et l’actualité, elle réaffirme son rôle socioculturel : c’est un lieu de vie, de découverte, de rencontre, d’échange, de sociabilité, de loisirs, de formation et de partage, mais aussi un service de proximité au cœur de la ville. En conclusion, Sylvie Dallet, professeur des universités, chercheuse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, précise que « les savoirs buissonnants en bibliothèque sont fondamentaux : créer permet d’accepter et de résister [aux contraintes locales, budgétaires du réel] ». •