À propos de « Connaissez-vous [vraiment] Léo Crozet ? »
Un bibliothécaire agent double ? Le rapport secret américain
Il a déjà été question à plusieurs reprises de Léo Crozet (1885 – 1969) dans les pages du Bulletin des bibliothèques de France, tant au sujet de sa vie professionnelle que de ses écrits, ou encore de ses valeurs pour le moins douteuses 1. Ce bibliothécaire apparemment sans histoire, qui commence sa carrière honorablement au Havre avant de rejoindre la Bibliothèque nationale, est l’auteur d’un intéressant Manuel pratique réalisé pour le compte de l’Association des bibliothécaires français (dénomination de l’époque) en 1932, manuel réédité en 1937 2. Proche des milieux anarchistes et de la droite conservatrice, son positionnement franchement antisémite et collaborationniste sous l’Occupation le met au ban de la profession qu’il avait contribué à théoriser.
Regardons ici un aspect plus insolite de sa personnalité trouble, mis au jour grâce à un document administratif 3 des services secrets américains daté d’avril 1946. Crozet avait eu l’occasion d’être engagé politiquement par ses écrits ou ses amitiés, mais c’est ici sa proximité avec le pouvoir soviétique d’URSS qui est visée par l’autorité américaine, quelques années à peine avant le plein développement du maccarthysme aux États-Unis. Ce rapport de deux pages retrace de manière précise les activités du « French intellectual » Léo Crozet : après un premier paragraphe rappelant sa position favorable à l’occupant allemand pendant la guerre, l’essentiel du rapport décrit la manière dont Crozet semble avoir développé un comportement d’agent double zélé, officiellement collaborationniste mais discrètement proche de l’ambassade soviétique. Il est notamment signalé que, insigne honneur, Crozet a ses entrées au sein des très secrètes archives de cette institution, renfermant notamment toutes les minutes des procès politiques moscovites des années 1936-1937. Autre fait jugé suffisamment intrigant pour maintenir une surveillance rapprochée, l’auteur du Manuel pratique du bibliothécaire se déclare brusquement passionné par le christianisme d’Orient et entre en contact avec des membres du clergé russe de Paris, membres appartenant à ce que le rapport américain qualifie de « portion bolchévique ».
Il est intéressant de constater qu’en dehors de toute considération politique, Léo Crozet a déjà eu l’occasion de s’intéresser à l’administration soviétique, au niveau bibliothéconomique cette fois. Dès le premier numéro de la revue Archives et Bibliothèques qu’il contribue à fonder en 1935, il loue les mérites des bibliothèques moscovites : « Cette organisation doit être étudiée attentivement : elle constitue la première tentative faite en Europe pour donner aux bibliothèques une organisation rationnelle, des ressources correspondant à leur fonction (que, jusqu’à ce jour, elles ne remplirent jamais) et elle bénéficie déjà des premières retouches dues à l’expérience. » Parallèlement, son dossier personnel à la Bibliothèque nationale 4 garde la trace du vif intérêt de Léo Crozet pour un article de Nadejda Kroupskaia sur « ce que Lénine a dit et écrit sur les bibliothèques ». Le futur père de la Révolution russe, en visite en 1909 à Paris, avait en effet, aux dires de son épouse, trouvé la Nationale « malaisée » et « pitoyablement administrée ». Crozet, qui prend soigneusement en note cet avis, fait part de son amertume : « Cette page est émouvante, un homme qui s’apprêtait à refaire un monde et dont la pensée gouverne aujourd’hui 150 millions d’hommes, a cherché dans les bibliothèques de France un recours qu’elles lui ont refusé. »
Faut-il voir dans ces différentes marques d’intérêt une confirmation des craintes américaines sur les activités de Crozet ? Où est la vérité dans ce rapport ? Il ne s’agit pas là de trancher, et seul un travail précis de confrontation de sources permettrait peut-être de se faire un avis précis et argumenté. Ce qui est sûr, c’est que le positionnement au moins instable de Crozet a inquiété outre-Atlantique. Il est d’ailleurs expressément demandé que ce rapport ne soit pas diffusé car, comme cela est mentionné au crayon sur la feuille de couverture, « une très bonne présomption d’agent soviétique de haut niveau » nécessite une filature discrète et vigilante. Ce rapport offre aux bibliothécaires d’aujourd’hui un témoignage insolite sur un collègue apparemment sans grand intérêt, aux idéaux et aux comportements assez détestables en maintes circonstances, mais dont la vie, malgré lui ou à cause de lui, ressemble décidément à un roman d’espionnage 5… •