Les livres dans l’univers numérique
Christian Robin
Collection « Les études de la Documentation française », n° 5339-5340
ISSN 1763-6191 : 14,50 €
La rencontre, dans le titre d’un ouvrage à recenser pour le Bulletin des bibliothèques de France, des mots « livre » et « numérique » provoque une réaction cutanée qui conduit à recenser à la va-vite certaines productions qui, il faut le reconnaître, ne méritent le plus souvent guère mieux. C’est cette spontanéité qui présida en ouvrant Les livres dans l’univers numérique, proposé par les étatiques (mais solides) éditions de la Documentation française 1. Cela aurait été, on l’a compris, dommage. Le livre de Christian Robin est un modèle d’exigence et de limpidité, de clarté et d’accessibilité dans un domaine bien encombré, non de « livres » de qualité – mais de livres tout court.
Livre et numérique
Le premier et principal mérite de Christian Robin, que la modestie du titre de son ouvrage ferait presque oublier, est que l’auteur ne s’y intéresse pas ou plutôt pas uniquement au « livre numérique », mais au livre et au numérique, ce qui change tout, et permet de découper le propos en quatre chapitres : le numérique dans l’édition, l’édition numérique, le livre (quelle que soit sa forme) dans son environnement, et une série de « questions actuelles » qui présente des synthèses, mais aussi des interrogations : ils sont rares les livres qui font confiance à leurs lecteurs pour bâtir leur propre savoir dans un domaine partagé entre anathèmes (rares) et apologies (conséquentes).
Dans son premier chapitre, donc, Christian Robin montre que c’est d’abord dans « l’amont » de la production de livres que l’informatique a profondément bouleversé leur mode d’élaboration. Il retrace rapidement (elle est désormais bien connue), la « préhistoire », de 1945 à 1979, puis l’avènement du traitement informatique du texte et de l’image, à l’œuvre dès les années soixante, la naissance de l’enseignement assisté par ordinateur – dont à vrai dire on se demande un peu ce qu’il vient faire là –, jusqu’au Minitel, qui crée « un climat d’effervescence sur les potentialités de cet outil pour la transmission de l’information écrite » – comme quoi…
Puis c’est la publication assistée par ordinateur (PAO), pour les professionnels comme pour le grand public, le « prépresse », qui passe au numérique dans les années 1990, de telle façon que, désormais, c’est la chaîne entière qui est numérique, y compris (et c’est l’apport le plus intéressant du chapitre), l’organisation de la production, entre « vision systémique du livre » et « bureaucratisation avancée du travail des personnels éditoriaux ».
Le deuxième chapitre s’intéresse aux nouveaux produits, aux nouveaux marchés, générés par cette numérisation de l’édition. Les « nouveaux supports » comme le cédérom sont rapidement balayés par internet, même si, dans l’édition, il faut parler de « lente émergence ». S’agit-il, lors, de « nouveaux livres » ? On les crée et on les édite plus rapidement, la réponse éditoriale à l’actualité brûlante nous le prouve chaque jour ; les textes édités sont mieux formalisés, mais les « écrits d’écran » peuvent, eux, être plus relâchés dans leurs contenus. Les rééditions sont plus nombreuses, et les livres « objets », ceux qu’on pose sur la table du salon sans plus y revenir, aussi. À rebours, les ouvrages encyclopédiques sont en déroute, comme le secteur de l’édition en sciences humaines et sociales, alors que les livres pratiques se vendent bien. Les librairies en ligne se développent, les libraires « en dur » résistent. On ne prétend pas que, sur ces sujets, le livre de Christian Robin apporte des avancées forcément originales. Mais il synthétise, avec une rare économie de moyens et quelques pertinentes ressources bibliographiques, l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour briller en société (puisque le livre numérique est un sujet de société).
Une complétude concise
Le troisième chapitre est tout aussi pertinent, qui s’efforce d’analyser les concurrences du livre pour ce qui est du « temps de cerveau disponible », selon une rude approximation, ce que d’autres, plus policés, préfèrent qualifier d’« économie de l’attention ».
Après avoir rappelé l’évolution, face au numérique, du marché de la musique enregistrée, de la vidéo, du jeu vidéo (qui ne s’entend que sous la forme numérique), le chapitre s’intéresse, un peu curieusement à notre sens, même s’il est vrai que le sujet est crucial pour les modèles économiques, aux affres de la propriété intellectuelle aux temps du numérique. « Des philosophies opposées », est-il suggéré, entre les tenants du droit d’auteur et… les autres, qu’on n’ose qualifier d’adversaires. C’est un euphémisme, même si le terme « philosophie » ne semble pas approprié, qui cache des enjeux économiques gigantesques – enfin, à l’échelle des industries culturelles : tout cela n’est pas grand-chose face au combat titanesque des lessives en poudre contre les lessives liquides.
Le dernier chapitre, ramassement et invite plus que conclusion, propose, donc, un certain nombre de questions. Le numérique implique-t-il de nouvelles formes d’écriture, mais aussi de lecture ? L’autoédition (qui a toujours existé, cela dit) met-elle en péril « l’autorité éditoriale », même si, nous semble-t-il, si péril il y a, c’est plutôt celui de l’« autodistribution », qui était le maillon faible de l’autoédition papier ?
Et c’est là (et seulement là) que Christian Robin s’attaque au livre numérique : liseuses et encre électronique, ou machines multifonctions (tablettes, mais aussi smartphones, consoles, etc.), sont convoqués au même titre (ni plus ni moins) que les nouveaux contrats pour les auteurs, les nouveaux éditeurs, les stratégies des éditeurs existants, la distribution numérique, etc. Même les bibliothèques sont évoquées, c’est dire la complétude concise de l’ouvrage.
On est moins convaincu par le « grand final », sur la « triade centrale » que constitueraient Amazon, Apple et Google. Mais rien que le fait qu’un marchand de livres, un fabricant d’ordinateurs et un moteur de recherche pèsent d’un tel poids sur le « livre » dans « l’univers numérique » nous amène bien loin de la préhistoire…
Qualifier de « sommaire » une bibliographie qui ferait rougir de honte maint étudiant en métiers du livre est l’ultime coquetterie d’un ouvrage dont on aura compris que, s’il n’est pas indispensable à qui se tient au courant (sans toujours pouvoir maîtriser son exaspération) de l’actualité du livre et du numérique, est pour autant LE livre à lire à qui veut, en peu de temps, avoir sur la question une vision précise, complète, documentée – intelligente.