Née en 1920

Journal

par Fabien Vélasquez

Denise Dupont-Escarpit

Mérignac, Éditions Vents salés, 2011
373 p., 21 cm
ISBN 978-2-35452-048-9 : 21 €

« Je présenterai chaque fois un certain nombre de livres récents ou nouveaux. Je parlerai en adulte de l’histoire, du texte et des images et porterai un jugement d’adulte. J’indiquerai le prix des livres proposés, et indiquerai où on peut se les procurer. » Paru en avril 1972, cet extrait du numéro inaugural de Nous voulons lire !, revue fondée par Denise Escarpit, est une définition concise de l’activité consistant à rédiger un compte rendu de parution.

Dans Née en 1920, deux photographies encadrent le récit de la vie de l’auteur. D’abord, une longiligne jeune fille d’1,75 m apparaît sur la photo de couverture en noir et blanc et conduit immédiatement le lecteur dans l’atmosphère qui lui sera contée : les années d’apprentissage, la guerre et l’exil diplomatique au Mexique, où elle suivra son époux Robert Escarpit (ici affectueusement surnommé Oswald). Enfin, au dos de l’ouvrage, une petite photo d’identité évoquant le photomaton d’antan dévoile une nonagénaire qui a souhaité aujourd’hui adresser ce témoignage à sa descendance. Avant de résumer ce récit de 373 pages, il convient de rappeler que Denise Escarpit fut maître-assistant d’anglais à l’université de Bordeaux 3, et vigie entièrement dévouée à l’étude de la littérature jeunesse pendant de longues années. Mais ce texte personnel ne contient que très peu d’éléments concernant cette période, qui est pourtant la plus connue dans la littérature professionnelle. Écrit à partir d’un journal « à deux mains », tenu entre 1943 et 1947, et de notes personnelles antérieures à 1943, ce récit manque parfois de relief et de distance. Les réflexions et les efforts d’évaluation personnelle sont noyés dans la narration des événements simples du quotidien et de sa banalité. Aucune trace du Mexique chamanique et cosmique si bien dépeint par Artaud ou Le Clézio : Denise Escarpit capte seulement un folklore décrit naïvement, presque sans émerveillement. À propos du Grito, le cri d’indépendance (cérémonie populaire célébrée dans la nuit du 15 au 16 septembre), préférant la consigne à la curiosité, elle note : « Il est recommandé aux étrangers de ne pas sortir cette nuit-là, car les esprits sont surchauffés et les incidents toujours possibles » (p. 254). Ou encore lorsqu’elle rencontre en février 1947 Roger Caillois, qualifié de « charmant » : elle ne semble pas alors mesurer l’importance de l’œuvre de son hôte, puisqu’elle confie avoir refusé de lui céder un collier de pierres de lune qu’il souhaitait lui acheter, sans expliciter que son interlocuteur est l’admirable auteur de Pierres (1966) et L’écriture des pierres (1970), deux textes aux fulgurances poétiques évidentes.

Nombreuses sont les personnalités croisées par le couple Escarpit pendant leur long séjour en Amérique latine : Victor Serge (écrivain anarchiste russe), Maurice Merleau-Ponty (à son retour en France, il fit éditer les Carnets de V. Serge), Étienne Dennery (futur directeur de la BN en 1964), Jacques Maritain (futur ambassadeur de France au Vatican en 1945), Paul Rivet (directeur du musée de l’Homme depuis 1937), ou encore le célèbre peintre muraliste, Diego Rivera.

Bien souvent, ce ne sont que dans les notes qu’apparaissent les développements les plus intéressants les concernant. La jeunesse de l’auteur en Aquitaine, avant-guerre et pendant l’Occupation, est relatée avec pudeur. On découvre une femme opiniâtre, très studieuse, qui s’est déjà forgé une conscience politique et sait relever les faits sociaux qui annoncent le Front populaire. L’auteur voit « en mars 1932, une loi instaurer les allocations familiales et, un peu plus tard, une autre, l’attribution de pensions militaires aux grands invalides de guerre » : les prémices de l’État-providence consacré en 1946, si vigoureusement défendu récemment par ses conscrits « indignés » (Morin, Hessel, Alphandéry et feu Aubrac). Un passage est particulièrement savoureux : celui où elle égrène la terminologie propre à l’École normale supérieure (ENS), où elle étudia à Paris : p. 44, note 7 – énumération non exhaustive : « poter » : manger ; « Bonvoust » : militaire ; « scientipompe » : élève scientifique ; « tala » : élève catholique ; « bataliser » : discutailler... Un autre passage (p. 185) fera sûrement sourire ses sept petits-enfants et ses sept arrière-petits-enfants, nés entre les dernières décennies du XXe siècle et la première du XXIe ; une génération qui ne peut plus se passer de l’instantanéité de la communication électronique : Denise Escarpit se remémore comment elle et son mari maintenaient le contact avec leur famille restée en Gironde. Ainsi, elle confie à son journal le samedi 23 mars 1946 : « La dernière lettre reçue a battu tous les records : postée à Bordeaux le lundi 18 à 16 heures et distribuée à Mexico le vendredi 22 à 9 heures, soit 89 heures !!! auxquelles il faut ajouter, bien entendu, les 7 heures de décalage horaire. »

Son grand-père maternel était un ami de Pierre Loti, un écrivain-voyageur. Denise a donc vu le jour sous de bons auspices, car c’est bien de cela dont traite de manière quasi exclusive ce récit, à savoir les errances précoces de cette jeune femme : en Angleterre d’abord, pour y apprendre l’anglais, à Paris ensuite, pour y étudier et y rencontrer son alter ego et futur compagnon, et enfin le Mexique, où elle le suivit à l’Institut français dont il venait de prendre la charge de secrétaire général.

Un document à la fois passionnant (nombreuses anecdotes) et agaçant (un style télégraphique parfois trop présent), qui plonge le lecteur dans l’intimité de deux figures majeures des sciences de l’information et de la communication, disciplines fondées dans les années 1970 à Bordeaux.