Usages et pratiques documentaires des jeunes à l’ère du numérique

Cécile Mirland

Cette journée d’étude, organisée le 5 avril dernier par le Service commun de la documentation de l’université d’Artois 1  1 a réuni un public nombreux et varié : documentalistes, bibliothécaires, étudiants de l’université d’Artois ou de Lille 3. Franck Laurent, inspecteur pédagogique régional, vit dans cette journée un moyen d’assurer la liaison collège-lycée-université, la documentation devenant « une civilité partagée » et un outil pour lutter contre l’échec scolaire.

Les usages et pratiques documentaires des jeunes à l’ère du numérique évoluent

Malgré la hausse du niveau moyen d’études, la fréquentation des bibliothèques diminue, notamment chez les jeunes, souligne tout d’abord Marc Maisonneuve, consultant chez Tosca  2. Les digital natives veulent accéder aux connaissances rapidement, privilégient les supports illustrés et l’information partagée de type Wikipédia. Certes, les jeunes reconnaissent que les bibliothèques sont fiables et pertinentes, mais ils les trouvent trop lentes et peu pratiques.

Les professionnels des bibliothèques ont ainsi trois pistes pour accompagner les jeunes dans leurs études : se montrer plus disponibles, proposer des outils de recherche « à la Google » et améliorer la rapidité d’accès au document imprimé. Quant au livre numérique, les jeunes sont certes intéressés par ce type de support, mais ont des difficultés pour le partager et le lire sur leurs terminaux.

En s’appuyant sur l’évolution des bibliothèques municipales aux États-Unis, Marc Maisonneuve propose alors de revoir l’équilibre de l’offre entre les documents papier et numériques, de jouer la carte de la convivialité en inventant une bibliothèque où l’on se sente chez soi, avec des zones de travail et des zones d’échange, et d’attirer les jeunes grâce à des applications mobiles. Enfin, les professionnels de bibliothèque doivent travailler leur image.

La BPI, selon Christophe Evans, sociologue, est fréquentée par 65 % d’étudiants, mais les mois de mai et juin voient arriver de nombreux lycéens venus chercher à la BPI un espace public calme où travailler. Ils contribuent alors largement à troubler le calme des lieux et poussent les étudiants à fuir. L’analyse des groupes Facebook autour de la BPI montre que les lycéens sont dans un processus de « grandissement » en venant, comme les étudiants, à la BPI. Ils y viennent en groupe, intègrent des rituels comme la file d’attente pour entrer. La bibliothèque devient un théâtre où on se donne à voir et un endroit où l’on peut trouver du plaisir à travailler. C’est un espace où les adolescents ne sont pas tentés comme à la maison et où ils trouvent un encadrement. À l’heure où les learning centers sont pensés comme l’espace ultime d’autonomie, Christophe Evans rappelle qu’en réalité, les jeunes recherchent avant tout dans les bibliothèques des normes, un cadre et un « espace de déconnexion ».

Perine Brotcorne, du centre de recherche Travail et Technologies de la Fondation Travail-Université de Namur  3 apporte un éclairage belge sur les jeunes exclus de l’ère numérique : 2 % des jeunes âgés de 16 à 25 ans en Belgique sont « offline », c’est-à-dire exclus numériques, et 9 % des jeunes sont des « quasi-offline » qui ne se sont pas connectés depuis trois mois. Cette fracture numérique est due à un problème d’accès aux infrastructures. Or l’accès à internet ayant un rôle identitaire et social, ces jeunes courent un risque de marginalisation, aggravé par leur profil sociologique : leurs parents ne possèdent pas de culture numérique, ils vivent souvent dans des logements précaires et sont issus de minorités ethniques. Le défi est donc de réussir à établir des passerelles entre les jeunes et le monde numérique des adultes, tout en aidant les adultes à mieux comprendre les usages des jeunes. En Belgique, cette démarche a pu passer par la réalisation de web reportages par des jeunes ou la création d’un magazine en ligne comme Kulturopoing.

Une typologie des figures de l’étudiant chercheur d’information est présentée par Nicole Boubée, du Lerass de l’université de Toulouse  4. L’étudiant consommateur de biens informationnels consulte les ressources dans l’ordre suivant : Google, puis Wikipédia, et finalement les bases de données des bibliothèques. L’étudiant usager des technologies numériques, lui, a besoin d’avoir ces technologies mais ne les utilise pas toujours. Ainsi, pour communiquer avec leurs enseignants, les étudiants n’utilisent pas Facebook mais le courrier électronique. De même, Twitter n’est utilisé que par 17 % des 18-24 ans.

L’étudiant chercheur d’information novice a un profil similaire à celui d’un lycéen. Il a peu de capacité de réflexion sur sa pratique de recherche d’information, notamment en ce qui concerne les critères d’évaluation de la pertinence d’une information. Quant à l’étudiant cherchant pour apprendre, il souffre de la transition entre le secondaire et l’université : il se sent dépassé par la taille du lieu, la quantité d’ouvrages et de bases de données et la complexité des revues scientifiques.

Deux enquêtes d’Ipsos MediaCT  5 sur les jeunes et la lecture numérique sont présentées par Marie-Laure Lerolle. La télévision, très présente chez les 7-12 ans, marque le pas chez les 13-19 ans au profit d’internet. La lecture reste un loisir prisé puisque les 1-6 ans sont 89 % à se faire lire des livres, les 7-12 ans sont 72 % à lire, essentiellement des bandes dessinées, et 74 % des 13-19 ans lisent, leur genre préféré étant le manga. Cependant, seuls 25 % des 18-30 ans sont inscrits en bibliothèque. La percée des livres numériques reste lente, hormis les mangas chez les 15-24 ans. Le livre numérique, jugé fatigant et peu pratique par les jeunes, ne s’inscrit donc pas encore en remplacement du livre papier.

La prise en compte de ces évolutions dans la formation

Le portail documentaire e-sidoc 6, un outil facilement utilisable par les jeunes, qui fait le lien de la sixième à l’entrée en université, est présenté par Michel Reverchon-Billot, directeur du CRDP de Poitou-Charentes. Il permet aux professeurs-documentalistes de gérer l’accès au fonds physique des CDI, aux livres numériques et aux ressources électroniques  7 des médiathèques municipales et du CRDP. La recherche est facilitée car le moteur de recherche rappelle Google, les notices sont éventuellement enrichies par des pages extraites de Wikipédia. Le jeune retrouve la convivialité et le partage de l’information grâce aux avis de lecture de ses pairs.

La prise en compte des pratiques numériques des jeunes dans la formation des élèves est abordée par Françoise Chapron, de l’IUFM de Haute-Normandie. La circulaire Isambourg, les travaux personnels encadrés et les cours d’éducation civique, juridique et sociale sont de bons moyens pour permettre aux professeurs-documentalistes de remplir leur mission de formation. Mais il y a un paradoxe à vouloir faire évoluer les CDI vers des centres de e-learning alors que parallèlement on assiste à une déqualification du métier de professeur-documentaliste. En effet, on trouve de plus en plus dans les CDI des professeurs en reconversion, perdus devant l’ordinateur « comme une poule devant un couteau ». L’autonomie informationnelle de l’élève est donc de plus en plus indispensable, mais difficile à atteindre en raison du problème de la professionnalisation des documentalistes.

Fabrice Papy, professeur de l’université de Nancy, Sophie Van Ommeslaeghe et Philippe Domé, professeurs-documentalistes, présentent un retour d’expérience sur le Visual CDI, une version du Visual Catalog mis en place à l’université d’Artois  8, installée dans plusieurs lycées. Le but de cet outil était, en mettant l’accent sur la recherche par mots clés, d’aider les élèves à penser, catégoriser, classer. Or il est en réalité difficile de travailler avec deux outils : BCDI, logiciel de gestion largement utilisé en CDI, et le Visual CDI. De plus, l’arrivée d’e-sidoc, a bouleversé la donne. En effet, tout document catalogué dans BCDI est immédiatement présent sur e-sidoc, ce qui n’est pas le cas avec le Visual CDI. En outre, e-sidoc a l’avantage de filtrer le web, alors que le Visual CDI ne concerne que les documents du CDI. Le Visual CDI reste donc un outil intéressant en université mais peu adapté en lycée, sauf à l’utiliser en classe de terminale, pour favoriser une transition entre le lycée et l’université.

En résumé, les pratiques numériques des jeunes ont une incidence directe sur les bibliothèques. Pour éviter une fracture numérique, les professionnels de bibliothèque doivent tenir compte des jeunes « off-line », et évoluer avec les nouveaux comportements des digital natives. Il s’agit, dans les bibliothèques ou les CDI, de trouver l’équilibre entre documents papier et documents numériques, entre les espaces de travail et d’échanges, sachant que la bibliothèque doit rester un espace cadré où il est possible de se déconnecter, tout en proposant de nouveaux outils de recherche documentaire. L’enjeu pour les professionnels des bibliothèques est d’améliorer leur image auprès des jeunes et de garder un haut niveau de qualification. •