Concevoir aujourd’hui une bibliothèque pour demain
Yves Desrichard
On le sait depuis Pierre Dac, « les prévisions sont difficiles, surtout quand elles concernent l’avenir ». C’était pourtant l’objet, ce 16 mars 2012, au Salon du livre, d’une table ronde qui s’interrogeait sur les enjeux qu’il y a à « concevoir aujourd’hui une bibliothèque pour demain » (ce qui a tout, si l’on y songe, de la litote).
Éric Anjeaux, de la société Six et Dix, se présenta comme celui qui met en cohérence, au sein des équipes de programmation, le concept et les solutions. Il s’essaya le premier à l’exercice d’anticipation… avec un regard d’abord nostalgique sur l’« époque heureuse » où internet et le multimédia étaient perçus comme des alliés au moins objectifs de la bibliothèque, des « produits d’appel » en un temps où ils n’étaient pas si répandus qu’aujourd’hui. Et aujourd’hui ? Si l’on y prenait garde, on écrirait que le numérique s’est mué en adversaire objectif de nos établissements. À ce défaitisme possible, Éric Anjeaux préfère l’idée de rebondir sur l’adversité, de penser la bibliothèque et sa programmation en acceptant l’idée de compétition, en envisageant, même, de gagner en misant sur les points faibles de l’adversaire, tels les accès de qualité, souvent payants, que la bibliothèque, entité collective et bien organisée, peut offrir à l’usager, parfois néophyte.
Il préfère cette option (et nous avec lui) à une stratégie qu’il juge défensive, qui consisterait à une fuite sans fin dans les progrès technologiques. Après tout, pour lui, les « fondamentaux » de la bibliothèque sont « relativement indépendants du numérique », rebrousse-poil stimulant qu’il développa ensuite, en rappelant notamment que l’usager vient à la bibliothèque parce qu’on y transforme pour lui des collections en informations, et que, à cette aune, le numérique peut être une aide. Mais comment « faire le lien entre le matériel et le numérique ? ». Il faut « mettre du numérique sur le matériel » : l’exploration des collections doit être plus tactile, plus physique, ou alors vocale. Reste que bien des usages du numérique ne sont pas liés à des collections, et peut-on concevoir une bibliothèque de demain sans collections ? Personne n’osa poser la question.
Françoise Raynaud, architecte, du cabinet Loci Anima, fut dans la prospective, même si le projet de la ville d’Angoulême, qu’elle présenta avec ce lyrisme si particulier aux architectes, est déjà des plus avancés. Pour elle, « il y a urgence à ce que l’archétype de la bibliothèque évolue », même si elle renvoya à leurs responsabilités (et ce n’est que juste) professionnels et élus : de la qualité de la commande dépendra la qualité du projet, la définition de ce dernier impliquant la participation d’un métier devenu essentiel qui, il y a quelques années (ou quelques dizaines d’années), n’existait même pas, celui de programmiste. On peut imaginer que, si son adage s’avère, le résultat sera, à Angoulême, particulièrement réussi, qui allie l’audace architecturale (une passerelle reliant la bibliothèque à la gare) à l’audace thématique (la mise en place de cinq « mondes » autour de cinq « collections ») pour un bâtiment qui sera « bioclimatique », notion, qui, à vrai dire, laissa perplexe. Elle conclut cependant sagement : « Personne ne sait vraiment ce que deviendront les médiathèques. » Il n’est pas sûr que les professionnels présents aient interprété la phrase comme son auteur avait pu le penser.
Noëlla Duplessis, directrice de la bibliothèque de Caen, fut plus « sage » dans sa présentation du nouvel équipement à venir, pensé avant tout comme un projet scientifique et culturel, celui d’une bibliothèque centrée sur les publics, un lieu de parcours, un lieu de découverte, qui fait sens en permettant l’interaction entre usagers et collections. Elle pense (joliment) le travail entre les différents partenaires impliqués, au premier rang desquels les élus, qu’il ne faut jamais oublier, comme « un travail de tissage en commun autour d’un même objet ». Et, sans avoir l’air d’y toucher, elle livra une maxime d’une profonde acuité : « Le dialogue est enrichissant quand on sait ce qu’on veut. »
François Fressoz, programmiste (Café programmation), posa d’emblée son travail en une manière de paradoxe : « Construire un contenant architectural en fonction d’un contenu qu’on ne connaît pas. » On supposa que, par « contenu », il entendait en fait les comportements et usages des personnes qui fréquenteraient le futur établissement. Ce qui l’amena, tout naturellement, après bien d’autres, à s’interroger : les bibliothèques vont-elles physiquement se dissoudre dans l’océan numérique, ou vont-elles subsister dans une sorte de paradoxale matérialité ? Il est vrai que les outils numériques sont beaucoup plus fonctionnels pour accéder à l’information. Mais il est tout aussi vrai que bibliothécaire est un « métier heureux » et, pour lui, porteur. Il est vrai encore que la bibliothèque n’a plus l’exclusivité pour trouver l’information. Mais il est tout aussi vrai qu’il y a un besoin de rematérialisation, un besoin de réinsertion dans le réel, le besoin d’une déambulation physique dans le savoir.
Alors, en avant pour les post-bibliothécaires, pour une ère post-numérique, pour la nécessité de « réinventer un espace qui matérialise les idées », contre « la grande illusion du numérique dont on serait revenu » ? On se posa la question, heureux, mais comme d’un faux espoir, même si, après tout, on était là pour discuter des bibliothèques de demain, et non d’aujourd’hui, et que, comme le disait Pierre Dac… •