Les bibliothèques au cinéma
Différentes représentations à l’œuvre
Cet article est une version condensée du mémoire d’étude « La représentation des bibliothèques au cinéma ». Il décrit la manière dont les bibliothèques apparaissent dans un corpus de 27 films de fiction, en se concentrant plus particulièrement sur deux points. D’abord, la manière dont la bibliothèque apparaît à l’écran. Ensuite, sa fonction, son rôle dans le récit. En fin de parcours, on découvre que les différents phénomènes observés sont en réalité les indices d’imaginaires des bibliothèques, hérités de leur histoire.
The present article is an abridged version of the author’s dissertation on how libraries are represented in film. It looks at a corpus of 27 films, focusing particularly on two points: how libraries appear on screen and the role they play in the narrative. The study concludes that the way libraries are represented in film reflects their place in the collective imagination – a place influenced by their history and heritage.
Dieser Artikel ist eine Kurzfassung der Diplomarbeit „Die Darstellung der Bibliotheken im Kino“. Er beschreibt die Art und Weise, in der die Bibliotheken in einem Korpus von 27 Filmen Spielfilmen erscheinen und konzentriert sich insbesondere auf zwei Punkte. Zunächst die Art, in der die Bibliothek auf dem Bildschirm erscheint. Dann ihre Funktion, ihre Rolle in der Erzählung. Letztendlich entdeckt man, dass die verschiedenen beobachteten Phänomene in Wirklichkeit die aus ihrer Geschichte geerbten Anzeichen der Vorstellungswelten von Bibliotheken sind.
Este artículo es una versión condensada de la tesina de estudio “La representación de las bibliotecas en el cine”. Este describe la manera en la que las bibliotecas aparecen en un corpus de 27 películas de ficción, concentrándose más particularmente en dos puntos. En primer lugar, la manera en la que la biblioteca aparece en la pantalla. Luego, su función, su papel en el relato. Al fin del recorrido, se descubre que los diferentes fenómenos observados son en realidad los indicios de imaginarios de las bibliotecas, heredados de su historia.
Aucun professionnel ne le contestera, il y a un décalage entre l’image que donnent médias et autres des bibliothèques et des bibliothécaires et la réalité des personnes, des lieux, des bâtiments. Quel est en effet le rapport entre l’image typique de la bibliothécaire acariâtre à chignon grisonnant, très présente en littérature jeunesse, et les véritables premières bibliothécaires jeunesse ? « C’est pourtant dans les bibliothèques pour enfants qu’apparurent les premières femmes bibliothécaires aux États-Unis. Les pionnières enthousiastes qui les créèrent, en appliquant des méthodes pédagogiques d’avant-garde, ne ressemblaient pas du tout à ces caricatures [...]. Pourquoi cette invasion des vieilles filles acariâtres ? 1 » Il y a donc bel et bien une rupture entre une réalité objective de la profession et la manière dont elle peut être considérée. Rupture qui, cet exemple le montre bien, va souvent dans le sens d’un dénigrement de la profession.
Les observations qui suivent s’appuient sur un corpus limité à vingt-sept films, et ne sauraient donc couvrir dans son ensemble le sujet de la représentation des bibliothèques au cinéma. En revanche, aucune limite en termes de genre, d’origine et d’époque n’a été fixée, afin de tâcher d’avoir la vision la plus large possible, et de déceler éventuellement des variantes.
La mise en image de la bibliothèque
L’exclusivité de la bibliothèque urbaine
Si l’on s’intéresse à l’environnement d’implantation de la bibliothèque au cinéma, une chose frappe immédiatement : celui-ci se trouve presque systématiquement être une ville. La campagne est pour ainsi dire invisible. Il est d’emblée possible de tirer de cette première observation l’idée qu’il existe une étroite connexion entre ville et bibliothèque. Idée corroborée par le scénario du film L’arbre, le maire et la médiathèque d’Éric Rohmer, qui traite du projet de construction d’une médiathèque très moderne dans un petit village de campagne. Les arguments de Monsieur Rossignol, le principal opposant au projet, méritent d’être rapportés ici. Selon lui en effet, « [la] construction [de la médiathèque…] fait partie d’une politique qui est d’urbaniser insidieusement le village ». Est ici très clairement exprimée l’idée selon laquelle construire une bibliothèque à la campagne aurait pour effet de transformer la campagne en « la ville ». Dans cette perspective, bibliothèque et campagne seraient fondamentalement incompatibles.
Paul Zumthor, dans La mesure du monde 2, propose l’idée selon laquelle la ville incarnerait l’espace bâti, civilisé, maîtrisé par l’homme, et qu’elle s’opposerait à l’espace non-bâti, naturel, sauvage… La ville serait donc, dans cette perspective, l’incarnation de la culture, de la civilisation humaine, triomphant contre la nature. La bibliothèque, en tant qu’élément étroitement lié à la ville, en serait donc partie prenante. Cette idée peut être appuyée par un passage dans La machine à explorer le temps : au moment où il découvre que les hommes du futur n’ont plus de bibliothèque, le voyageur du temps dit ceci : « L’homme a souffert durant des millénaires pour bâtir, pour créer une civilisation que vous laissez tomber en poussière ! Des millions d’années au cours desquelles des hommes se sont sacrifiés pour un idéal, et pourquoi ? Pour vous permettre de vous amuser, de danser, c’est pitoyable ! » Ainsi, à la découverte de l’absence de bibliothèque est clairement associée l’idée d’une civilisation décadente.
La bibliothèque : exceptionnelle, ou familière
Si l’on s’intéresse maintenant plus spécifiquement au lieu bibliothèque, d’autres éléments récurrents peuvent être observés. Tout d’abord, du point de vue des dimensions, la plupart des bâtiments mis en scène sont soit très grands (voir gigantesques), soit moyens, « à taille humaine ». Par « très grande bibliothèque », nous entendons des bâtiments qui, à l’écran, semblent s’étendre à l’infini, sans limites physiques vraiment perceptibles. Les personnages qui y entrent sont comme submergés, et l’apparition à l’écran de ces bâtiments provoque une forme de choc 3. Quant aux bibliothèques « moyennes », leurs limites sont discernables, même si elles ne sont pas exiguës, et leurs dimensions sont proches de celles des bâtiments environnants. Elles n’impressionnent guère, et sont visuellement plutôt communes 4. Ces deux modèles de bibliothèque sont largement prédominants, et apparaissent de façon relativement comparable. En revanche, beaucoup plus rare est la bibliothèque exiguë, dont les limites peuvent être saisies en un seul plan 5. Sa très faible présence est particulièrement intéressante, car elle semble suggérer un refus de mettre en scène des limites trop facilement discernables (un nombre de documents facilement et rapidement dénombrable, un espace parcourable et saisissable en quelques secondes). De ceci, on peut déduire que la bibliothèque de cinéma est particulièrement travaillée par l’image de la bibliothèque sans fin, dont « la bibliothèque de Babel » est un avatar 6. Car si elle n’est pas, comme on l’a vu, nécessairement tenue d’apparaître comme infinie (bien qu’elle ne s’en prive pas pour autant), au moins ne doit-elle pas trop exhiber sa finitude. Comme si elle se devait d’entretenir, chez le spectateur, une part de doute, la possibilité d’un infini malgré tout. Possibilité fatalement détruite par la bibliothèque exiguë.
Pour ce qui est de l’ornementation des lieux, deux catégories apparaissent encore une fois très nettement, et de manière assez équilibrée. Il y a, d’une part, des bibliothèques richement décorées de nombreux objets d’art (peintures, sculptures, statues…) 7. Parfois, la bibliothèque, de par son architecture ouvragée, complexe et décorative 8, est elle-même une œuvre d’art. De par ses caractéristiques, le lieu apparaît comme exceptionnel. D’autre part, on trouve des bibliothèques proposant un décor beaucoup plus sobre, à l’architecture simple 9.
Que l’on s’intéresse aux dimensions des bâtiments ou aux éléments du décor, une même typologie sous-jacente apparaît nettement. Il y a d’un côté des bibliothèques qui, parce qu’elles apparaissent comme visuellement extraordinaires et impressionnantes, s’apparentent à un lieu d’exception. D’autres, en revanche, ont un aspect beaucoup plus commun, qui à ce titre s’apparente à un lieu familier et quotidien.
Rôle dans le récit
La réponse à un besoin ponctuel d’informations
Sur les vingt-sept films examinés, dix présentent une bibliothèque dont la fonction est de répondre au besoin d’information d’un personnage 10. Il est particulièrement intéressant de relever que les besoins auxquels répondent les ressources sont extrêmement divers. Dans Billy Elliot, le personnage a besoin d’informations pratiques sur des techniques de danse. Dans La neuvième porte, il cherche des reproductions de gravures anciennes pour une expertise bibliophile. Dans Benjamin Gates, sont recherchées des informations sur des systèmes de sécurité dans le cadre de la préparation d’un « casse ». Dans Star Wars : l’attaque des clones, ce sont des indications sur la localisation d’une planète. Cette capacité à répondre à des besoins très divers peut éventuellement renvoyer, une fois encore, à l’idée d’une bibliothèque infinie, aux ressources inépuisables couvrant tous les sujets possibles et imaginables.
L’information fournie par la bibliothèque permet au personnage de progresser, d’avancer. Billy Elliot, le passionné de danse, améliore sa pratique grâce aux livres de la bibliothèque, et ainsi s’épanouit personnellement. À un personnage qui enquête, comme Charlie dans L’ombre d’un doute, la bibliothèque fournit des preuves, des pistes, des vérités. À des aventuriers, comme Obi-Wan Kenobi dans Star Wars, ou Benjamin Gates dans le film éponyme, la bibliothèque autorise la progression physique dans un environnement hostile et inconnu. Elle permet de dresser une carte, d’anticiper des pièges et des dangers.
Il est également à noter que s’exprime ici une certaine conception de la lecture comme un acte purement utilitaire : lire sert à acquérir des connaissances pratiques sur un sujet précis. S’il est une positivité de la lecture, celle-ci apparaît moins dans l’acte que dans les effets. La lecture n’est pas critique, elle est l’acte de transmission d’une vérité indiscutable contenue dans le livre, vérité qui élimine immédiatement le problème auquel était jusqu’alors confronté le personnage. La lecture n’est pas non plus un plaisir, et la bibliothèque n’est jamais associée au loisir.
Un espace voué à l’étude
Dans quatre films sur vingt-sept, la bibliothèque apparaît comme un espace où l’on étudie, réfléchit, médite 11. Les personnages qui s’y rendent produisent du contenu, du savoir, de l’intelligence. Un cas particulièrement emblématique est celui du personnage de John Nash, dans Un homme d’exception, qui passe ses journées à la bibliothèque (voire parfois ses nuits) à mettre en place des théorèmes mathématiques et des algorithmes. Il ne s’agit donc pas, comme dans le cas de la bibliothèque pourvoyeuse d’information, de rechercher de manière ponctuelle certaines connaissances nécessaires à l’action.
De plus, ce ne sont pas les collections qui sont en jeu ici, c’est l’espace : la bibliothèque est un espace caractérisé comme fondamentalement voué à l’étude. À ce titre, il est frappant de constater qu’est développée dans quatre films une opposition entre la bibliothèque et le plaisir 12. Par exemple, dans Un homme d’exception, une scène montre John Nash à la bibliothèque, s’acharnant à réfléchir à un problème mathématique depuis plusieurs heures. Son ami vient le trouver, et le convainc de quitter la bibliothèque pour faire la fête avec lui. Dans Le joyeux phénomène, il est question de deux frères aux caractères diamétralement opposés. L’un aime faire la fête, boire, rire. L’autre est sérieux, supérieurement intelligent, timide, introverti. Faut-il préciser lequel va à la bibliothèque ? Entrer à la bibliothèque, c’est entrer dans un environnement consacré au travail intellectuel, coupé de l’agitation du monde extérieur et de tout ce qui peut troubler l’esprit.
Un lieu aventureux
Selon le dictionnaire Larousse, une aventure est « une entreprise comportant des difficultés, une grande part d’inconnu, parfois des aspects extraordinaires, à laquelle participent une ou plusieurs personnes ». Quatre films sur vingt-sept présentent quelque chose de semblable 13. Le même schéma ressort toujours : la bibliothèque apparaît comme un lieu mystérieux qu’il convient d’explorer pour y découvrir un élément caché. Il peut s’agir de l’entrée d’une tombe (Indiana Jones et la dernière croisade), d’une issue (Richard au pays des livres magiques), d’un livre mythique (Le nom de la rose), d’une manifestation surnaturelle (SOS Fantômes). Dans ce cadre, la bibliothèque devient un lieu où sont cachés un certain nombre de signes susceptibles de mener vers l’objectif, qu’il faut savoir trouver et décrypter. Un bon exemple se trouve dans Le nom de la rose : pour s’orienter dans la bibliothèque, les personnages doivent comprendre le sens d’un certain nombre de signes obscurs. Enfin, ce cheminement n’est souvent pas sans danger. Dans Richard au pays des livres magiques, le héros est attaqué par des bêtes monstrueuses.
Il peut être intéressant de s’interroger sur ce qui fait que la bibliothèque peut devenir un lieu d’aventures. On peut supposer que la raison repose sur la manière qu’ont les réalisateurs de considérer l’espace. Lorsque l’on examine attentivement la manière dont cet espace est traité, on constate que revient sans cesse l’idée de labyrinthe. Dans Le nom de la rose, la bibliothèque est un lieu où l’on se perd. Dans Richard au pays des livres magiques, un plan en plongée montre nettement la bibliothèque comme un labyrinthe. On y cherche également une sortie. Dans SOS Fantômes, la première scène comporte une séquence assez longue où l’on suit la bibliothécaire évoluant dans les rayonnages, tournant d’un côté et de l’autre, jusqu’à finalement rencontrer un fantôme (sorte d’avatar du Minotaure ?). Dans Indiana Jones, les choses sont plus complexes, car visuellement la bibliothèque n’a rien de labyrinthique. Peut-être faut-il voir dans le fait de chercher un chemin par la recherche et le décryptage de signes anciens une manière plus symbolique de figurer le labyrinthe.
Que la bibliothèque soit vue comme un labyrinthe n’est pas sans induire certaines choses. En effet, cela signifie qu’y évoluer est chose difficile, et surtout que sont nécessaires certaines capacités et connaissances. Dans Le nom de la rose comme dans Indiana Jones, pas de progression, pas de déchiffrage des signes possible sans une certaine sagacité et une grande érudition. Faut-il y voir de façon implicite l’idée selon laquelle la bibliothèque est un lieu réservé à une élite intellectuelle ?
Un espace de rencontre et de sociabilité
Parfois, un personnage se rend à la bibliothèque dans le but d’obtenir des informations, ou bien de se cultiver. Au cours de son passage, il rencontre, de manière totalement fortuite, un autre personnage qu’il avait auparavant très brièvement croisé (guère plus). Une conversation s’engage, et une relation se tisse. Il est intéressant de noter que dès lors que rencontre à la bibliothèque il y a, on retrouve ce petit scénario. Cinq films sont concernés 14. Dans tous les cas, la situation de départ est la même : les personnages se connaissent de façon superficielle. Dans tous les cas également, la rencontre produit les mêmes effets : la relation entre les personnages devient beaucoup plus personnelle. Dans Philadelphia, l’avocat qu’il a contacté refuse de prendre en charge l’affaire d’Andrew Beckett à cause de ses préjugés envers les séropositifs et les homosexuels. Lorsque les deux hommes se rencontrent à la bibliothèque, un dialogue se noue, une relation d’estime s’installe, et l’avocat défendra finalement l’affaire de Beckett. Dans The Truman Show, c’est dans la bibliothèque que Truman a pour la première fois l’occasion de dialoguer avec la jeune femme avec laquelle il n’y avait eu jusque-là que quelques œillades. Et c’est à l’issue de la rencontre dans la bibliothèque que les deux personnages principaux d’Indiscrétions cessent de se mentir et de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas.
On le voit, la sociabilité en bibliothèque se caractérise par une capacité à jouer sur les relations. Un élément apparaît comme central dans l’émergence de ce phénomène : le fait pour un personnage d’être vu en train de faire quelque chose qui dévoile un élément personnel et intime sur lui. Dans Indiscrétions, le journaliste surprend la femme sur qui il enquête en train de lire un recueil de poèmes dont il est l’auteur. Tous deux dévoilent ici quelque chose : elle s’intéressant à lui, et lui sous un autre jour, celui du poète. Dans Philadelphia, l’avocat voit Beckett prendre en main tout seul son affaire, chercher lui-même les textes juridiques qui peuvent l’aider, car tout le monde refuse de le défendre. Beckett dévoile à celui qui l’observe à la fois son isolement extrême, sa détermination, son courage, éléments qui font qu’il gagne à la fois la sympathie et l’estime de l’avocat.
La bibliothèque se manifeste ici comme un lieu un peu paradoxal. Elle est un espace public, où la moindre des activités du personnage est susceptible d’être vue. Elle est aussi un espace où l’on dévoile une intimité. Par le livre que l’on tient, on dévoile des goûts, des aspirations, des projets. Plus qu’un lieu de sociabilité, elle est celui d’une intimité dévoilée, d’une mise en scène involontaire de soi.
Un abri physique et symbolique
Dans deux films, on voit des personnages aller à la bibliothèque non par choix, mais pour fuir quelque chose 15 : dans un cas, une tempête, dans l’autre, une pluie diluvienne puis un raz-de-marée. L’intérêt de la bibliothèque est d’avoir quatre murs et un toit, ainsi que sa proximité providentielle au moment du danger. Elle est un « dedans » sûr, isolant d’un « dehors » inhospitalier, voire dangereux. Elle offre un espace clos et préservé.
Dans un autre film, Love Letters, la bibliothèque apparaît également comme une forme d’abri, mais d’un autre point de vue. Un des personnages, continuellement moqué par ses camarades, y passe ses journées à lire. Elle apparaît ainsi comme un lieu un peu à part, coupé du monde, où les autres adolescents ne viendront pas l’ennuyer. Comme l’écrivent les auteures de Drôles de bibliothèques 16 : « Mais à ces murs extérieurs, il faut ajouter les murs intérieurs formés par les rangées de livres. Doublement protégés des nuisances, ces espaces clos deviennent d’excellents refuges pour les êtres marginaux qui craignent la société de leurs semblables. »
On retrouve, d’une certaine manière, ce rôle de la bibliothèque dans Elephant de Gus Van Sant. Pour rappel, ce film traite de la journée de la tuerie de Columbine. Il est très frappant de constater que la bibliothèque y est désignée comme le lieu où commence le carnage, et que la toute première image figurant la violence est celle de projections de sang sur des livres. Il y a ainsi une curieuse relation entre violence et bibliothèque. Tentons une rapide interprétation. On peut noter que le film ne fournit pas vraiment d’indice tangible des raisons ayant conduit au massacre. Ainsi, le surgissement de la violence apparaît comme totalement gratuit et imprévisible. Peut-être le fait de faire commencer le massacre dans la bibliothèque est-il justement au service de cette volonté de montrer quelque chose qu’il a été impossible de voir venir, justement parce que la bibliothèque est considérée comme le lieu où une telle chose n’aurait jamais dû arriver : parce qu’elle est un abri symbolique ; parce qu’elle est, comme on l’a vu plus haut, un élément constitutif de la civilisation contre la sauvagerie.
« Bibliothèque ouverte » et « bibliothèque fermée »
Les bibliothèques de cinéma sont marquées par la récurrence d’un certain nombre de caractéristiques. Prises dans leur ensemble, elles laissent entrevoir quelque chose d’intéressant : deux modèles types de bibliothèque. En effet, semblent coexister une bibliothèque ouverte sur le monde extérieur et une bibliothèque, à l’inverse, totalement close.
La première se manifeste d’abord au niveau visuel, lorsqu’elle apparaît comme un lieu familier, intégré à la vie quotidienne. Il en va de même lorsqu’elle est lieu d’aventures. En effet, l’aventure dans la bibliothèque n’est qu’un épisode parmi d’autres. Son accomplissement propulse les héros vers d’autres intrigues, dans d’autres lieux. La bibliothèque est un territoire à conquérir afin d’accéder à d’autres territoires, à conquérir également. Elle est également ouverte lorsque les personnages s’y rendent pour trouver des informations sur un sujet précis. Dans cette perspective, la bibliothèque apparaît comme ce qui permet d’obtenir une intelligence du monde extérieur. Elle est donc un outil servant la « maîtrise » de ce même monde. Olivier Tacheau, dans Bibliothèque publique et multiculturalisme aux États-Unis 17, propose l’hypothèse selon laquelle les bibliothèques états-uniennes seraient ancrées dans une matrice dite « individualo-protestante ». Cette hypothèse repose sur l’idée que les États-Unis se sont développés économiquement sur un esprit d’entreprise individualiste, et que cela a produit des besoins particuliers en termes de formation et d’information, cela même induisant un rôle pour la bibliothèque : lieu d’ouverture et de maîtrise sur le monde grâce à l’information et à la connaissance fournie par la ressource écrite.
À côté se trouve la bibliothèque fermée : on la retrouve lorsqu’elle se fait espace protecteur face à des dangers extérieurs. On retrouve l’idée, aussi, à un niveau plus symbolique : rien ne viendra y troubler celui qui y étudie car elle est fondamentalement vouée à l’étude. Elle est également lieu de retrait pour le personnage marginalisé qui fuit le monde extérieur. Elle est, enfin, un rempart contre la sauvagerie. La bibliothèque est donc dans cette perspective un espace totalement à part. Il en va de même lorsque la vision de la bibliothèque, gigantesque, luxueuse, laisse penser qu’il s’agit d’un lieu exceptionnel. La bibliothèque est un « dedans » qui se distingue nettement d’un « dehors ». Dans le dictionnaire Le Petit Robert, le sacré est défini comme ce « qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable (par opposition à ce qui est profane) et fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse ». La bibliothèque conçue comme espace à part pourrait donc être considérée comme relevant du sacré. •
* Cet article est une version condensée du mémoire d’étude La représentation des bibliothèques au cinéma, 2010-2011. En ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-49618
Liste des films analysés (qu’ils soient ou non évoqués dans la contribution)
• Les ailes du désir – Der himmel über Berlin (Wim Wenders, 1987).
• L’arbre, le maire et la médiathèque (Éric Rohmer, 1992).
• Benjamin Gates et le trésor des templiers – National Treasure (Jon Turteltaub, 2004).
• Billy Elliot (Stephen Daldry, 1999).
• Citizen Kane (Orson Welles, 1940).
• Elephant (Gus Van Sant, 2003).
• Un homme d’exception – A Beautiful Mind (Ron Howard, 2001).
• Les hommes du président – All the President’s Men (Alan J. Pakula, 1976).
• Indiana Jones et la dernière croisade – Indiana Jones and the Last Crusade (Steven Spielberg, 1989).
• Indiscrétions – The Philadelphia Story (George Cukor, 1940).
• Le joyeux phénomène – The Wonder Man (H. Bruce Humberstone, 1945).
• Le jour d’après – The Day After Tomorrow (Roland Emmerich, 2004).
• Love Letters (Shunji Iwai, 1995).
• La machine à explorer le temps – The Time Machine (George Pal, 1960).
• Mr Bean à la bibliothèque [épisode de la série Mr Bean] – The Library (Rowan Atkinson, 1990).
• La neuvième porte – The Ninth Gate (Roman Polanski, 1999).
• Le nom de la rose – Der Name der Rose (Jean-Jacques Annaud, 1986).
• L’ombre d’un doute – Shadow of a Doubt (Alfred Hitchcock, 1943).
• On connaît la chanson (Alain Resnais, 1997).
• Philadelphia (Jonathan Demme, 1993).
• Richard au pays des livres magiques – The Pagemaster (Joe Johnston et Maurice Hunt, 1994).
• SOS Fantômes – Ghostbusters (Ivan Reitman, 1984).
• Star Wars, épisode II : l’attaque des clones – Star Wars, Episode II : Attack of the Clones (George Lucas, 2004).
• La totale ! (Claude Zidi, 1991).
• Le train de 16 h 50 – Murder She Said (George Pollock, 1961).
• The Truman Show (Peter Weir, 1998).
• La vie est belle – It’s a Wonderful Life (Frank Capra, 1946).