Vu, lu, su

Les architectes de l’information face à l’oligopole du web

par Yves Desrichard

Jean-Michel Salaün

Paris, La Découverte, 2012, 151 p., 23 cm, Coll. « Cahiers libres »
ISBN 978-2-7071-7135-1 : 16 €

On présente souvent l’avènement du document numérique, et celui du web, comme une rupture épistémologique, un paradigme documentaire, après lequel plus rien n’est comme avant, et qui marque, non une transition, mais une disjonction entre un ancien monde et un nouveau monde. Dans son nouvel ouvrage, Vu, lu, su, Jean-Michel Salaün, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, et qu’il n’est pas besoin de présenter, propose une autre approche, inédite comme il l’indique, qui voit le web comme un moment d’une histoire, celle du document – et non comme une nouvelle histoire qui, d’une certaine manière, reléguerait dans une nouvelle préhistoire l’histoire des documents et de leur traitement qui l’a précédée.

Vu, lu, su

Mais pourquoi « vu, lu, su » ? Cela renvoie à la théorie du document, dont Jean-Michel Salaün est un incontestable spécialiste, qui eut l’occasion de collaborer au groupe réuni sous l’élégant pseudonyme de Roger T. Pédauque, « auteur » d’apports aussi fondamentaux que « Le document à la lumière du numérique ». « Vu » renvoie à la forme du document, sa dimension « anthropologique », l’objet que perçoivent nos sens – et qui, bien souvent, ordonne les pratiques de la description. « Lu » renvoie au texte, ou plutôt au contenu, dimension « neuro-anthropologique  1 », qui suppose un traitement par le cerveau du contenu, images, sons, textes (qui ne sont que des images) ; le « Su », et c’est l’élément dirimant, est la « troisième dimension », celle de la « médiation » – la nôtre, pour part et encore, qui installe le document dans sa « fonction sociale ». Cet ensemble générant une définition du document « inspirée par Bruno Bachimont » : « Un document est une trace permettant d’interpréter un évènement passé à partir d’un contrat de lecture », tant il est vrai que le document est « un contrat entre des hommes dont les qualités anthropologiques… intellectuelles… sociales… fond [ent] une part de leur humanité, et de leur capacité à vivre ensemble ».

Même si cette définition « à facettes » se trouve au chapitre 2 de l’ouvrage, elle en conditionne fondamentalement la lecture et l’appréhension. Pour autant, il n’est pas indifférent que le livre s’ouvre sur un chapitre intitulé « Au commencement, la bibliothèque », dans lequel Jean-Michel Salaün rappelle que les bibliothèques existaient bien avant l’édition (deux millénaires pour les unes, deux cents ans pour l’autre…). Pour lui, la bibliothèque est un « écosystème », « un média au sens classique de ce mot », que l’arrivée du web, et à rebours de nombre de discours pessimistes, voire catastrophistes, « fait sortir… de la marginalité ». Et de démontrer que le modèle de la bibliothèque crée une valeur dans le « temps long », loin de la « source éphémère » que constitue le modèle de l’édition. Si le numérique « ébranle la bibliothèque », « il ne s’agit que d’une nouvelle étape de son histoire ». Des propos comme on aimerait en lire plus souvent…

« Je » est un document

Fidèle à sa logique, l’auteur inscrit ensuite la naissance du web et les tentatives d’organisation du réseau, menées notamment sous l’égide du World Wide Web consortium  2, dans lequel le créateur du web, Tim Berners-Lee, occupe toujours une part active, dans une longue chaîne de « réingénieries documentaires », où les noms de Paul Otlet, Melvyl Dewey, Eugene Garfield, sont évoqués pour assurer cette continuité sinon paisible, du moins cohérente, qui est la « ligne » de Jean-Michel Salaün dans Vu, lu, su. S’il en passe par l’inévitable web sémantique (qui aurait peut-être mérité quelques exemples pour être plus compréhensible dans ses intentions, sinon dans ses achèvements), l’auteur évoque, pour conclure le chapitre, deux notions inquiétantes du nouvel ordre documentaire : la « neutralité », et l’idée du « “je” est un document » : nous sommes devenus, à notre tour, façon Tron 3, des objets documentaires du système que nous utilisons, mais qui nous utilise aussi.

Dans les deux derniers chapitres, mais avec des intentions bien distinctes, nous sont proposées quelques « leçons d’économie », sur le document et ceux qui le gèrent, bibliothèques, éditeurs, moteurs de recherche… et autres. L’auteur nous rappelle bien sûr l’importance accrue de « la gestion de l’attention » : la prolifération des documents entraîne une importance croissante de leur troisième dimension, celle de la relation, aux dépens, prétendent les esprits chagrins, de la deuxième, celle des contenus. Le web est « entre flot [on aurait plutôt écrit « flux »] et bibliothèque », entre « immédiateté et mémoire », « construction hybride » certes, mais qu’on a un peu de mal à placer, aussi, du côté du « temps long » qui fonde nos établissements : après tout, le web n’a que vingt ans. Et celui de 2012 n’a que peu à voir avec celui de, disons, 2002…

Dans son ramassement final, Jean-Michel Salaün, après avoir assuré l’insertion du web dans une histoire, doit bien admettre que : le « néodocument […] qui naît et s’échange sur le web » peut présenter des caractéristiques qu’aucun document, avant lui, n’a présentées. Non sans gageures : « Le web est une formidable machine mémorielle [on avoue en douter] et, en même temps, il a une forte capacité à perdre l’information qu’il enregistre et transporte. »

On est moins convaincu par les pages que l’auteur consacre à quelques modèles phare de cette nouvelle économie, Apple, Google, Facebook, qui reprennent pour lui les trois dimensions du document, forme pour Apple (le bel objet technique), texte pour Google (commander la recherche), média pour Facebook. Si les développements sont pertinents, ils semblent en décalage patent avec les propos qui précèdent et, si le rapprochement est séduisant, il semble un peu vain. On n’en retiendra qu’un fait : 97 % du chiffre d’affaires de Google repose sur la publicité. Et on laissera, au lecteur, le soin du commentaire.

Ledit lecteur est au final bien convaincu que, s’il n’y a pas rupture, nous sommes, pour autant, sinon dans un nouveau monde, du moins dans un monde nouveau, qui suppose des professionnels nouveaux, les « information architects », chargés d’organiser ce que Jean-Michel Salaün propose de désigner en français sous le nom d’« archithèque », « dépassement d’une bibliothèque », « bibliothèques de nom, mais archives de nature ». L’enjeu est d’importance, c’est celui de notre temps, ce présent des dix dernières minutes qu’ordonnent deux millénaires.