Des livres aux machines

Isabelle Bastian-Dupleix

Le livre à l’heure du numérique devient-il une machine ? Quels impacts ont les dispositifs numériques sur la lecture et sur notre relation à la culture ?

Ces questions furent au cœur du débat  1 organisé par la Bibliothèque publique d’information le 13 février 2012 au Centre Pompidou, qui réunissait Étienne Mineur, designer et directeur de création des éditions Volumiques, Frédéric Kaplan, ingénieur, roboticien et directeur exécutif de Bookapp.com  2, et Alain Giffard, directeur du groupement d’intérêt scientifique « Culture & médias numériques » et spécialiste de la lecture assistée par ordinateur  3. Le débat était animé par Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.

Métamorphoses du livre à l’heure du numérique

Pour Étienne Mineur, le livre imprimé ne s’oppose pas au livre numérique, il s’enrichit à son contact. Son idée d’éditeur était de transposer, sur l’imprimé, le mécanisme propre aux jeux vidéo, en recourant à différents types d’accessoires techniques (accéléromètres, résistances, etc.) activés par smartphones ou tablettes. Quelques prototypes et réalisations ont été montrés durant le débat, dont un atlas imprimé enrichi grâce à une application pour smartphone, récemment paru aux éditions Milan-Jeunesse, ou encore Balloon paper App : première publication des éditions Volumiques commercialisée en France, ce jeu vidéo « papier » est composé d’un livre, d’une montgolfière en papier et d’une application iPad. L’utilisateur est invité à diriger, avec son doigt, la représentation du ballon, pour un voyage mouvementé.

La filiation de l’imprimé au numérique est appréhendée par Frédéric Kaplan à travers l’exemple particulier, et significatif, de la carte routière : imprimée, elle est un outil ; numérique, elle devient machine. Dans l’usage des cartes imprimées, une part du savoir-faire relève de l’utilisateur. Avec les cartes-machine – une seule et même grande carte –, l’utilisateur bénéficie certes de nouvelles possibilités (mises à jour permanentes, zoom, etc.) mais il utilise exclusivement des fonctionnalités déjà spécifiées par un programme. Kaplan note aussi que si on trouvait légitime d’acheter une carte imprimée, on utilise aujourd’hui les cartes gratuites en ligne, en acceptant une forme de « pacte » dont on connaît mal la nature. Il nous invite à nous demander si tous les livres – réunis en une grande bibliothèque – pourraient devenir eux aussi des machines dont les usages seraient spécifiés et dont la seule valeur viendrait non plus des contenus eux-mêmes mais de la lecture dont ils pourraient faire l’objet.

Ce point, qui sera approfondi par Alain Giffard, montre que la forme la plus aboutie sur le web est finalement la forme encyclopédique : entrées multiples, chantier permanent, croissance infinie, autant d’éléments considérés comme un progrès mais tous opposés aux caractéristiques du livre – discours d’un auteur, situé dans l’espace et le temps, clos.

Lire oui, mais comment ?

Le point d’entrée d’Alain Giffard dans le numérique est la lecture, considérée dans le cadre de l’économie de l’attention  4. Ce qui caractérise l’information, c’est que, pour atteindre son destinataire, elle doit consommer une ressource rare qui est l’attention. Avec la lecture industrielle, en réponse à une requête, un opérateur tel que Google propose de l’information et, dans le même temps, il vend à un opérateur (annonceurs) ce qu’il sait de l’attention du lecteur. Cette situation crée une surcharge cognitive d’où résulte une profonde difficulté à associer lecture et réflexion. Or, cette association n’est pas naturelle, elle s’est construite depuis le XIIe siècle et transmise par l’école : cette construction pourrait-elle se défaire ? Le texte numérique ne serait-il plus qu’un produit d’appel très éloigné de la meditatio ?

Reste que les livres de Volumiques ou les applications de Bookapp partagent avec le livre imprimé le même caractère immersif, lié à la personnalité d’un auteur ; les modes de production de ce type d’objets sont alors plus proches de ceux du cinéma que de ceux de l’édition.

A. Giffard observe encore que nous faisons sur le web une expérience de lecture inouïe : nous lisons avec les robots… qui ont besoin de nous, comme l’avoue l’un des fondateurs de Google. Pour être amélioré, le moteur a en effet besoin de nombreuses utilisations et de nombreux utilisateurs…

É. Mineur note pourtant un net appauvrissement de la mise en page sur le web, mais aussi des contenus, plus courts sur écran réduit. En revanche, les supports connectés permettent d’importantes innovations, comme celles issues de la géolocalisation, utilisables dans la fiction même, qui se modifie en fonction du lieu de lecture.

Jusqu’à présent, l’ordre de la lecture correspondait à un certain type d’institutions (Église, école). Aujourd’hui, les publics des lectures en ligne sont laissés face à face avec l’industrie, sans qu’aucune puissance publique (État, collectivité) ne puisse réellement intervenir. Dans le cadre d’Ars Industrialis  5, A. Giffard travaille à la mise en place d’une communauté de lecteurs numériques, comme Wikipédia a su fédérer une communauté en ligne de publiants. Cette économie de l’expression, souligne F. Kaplan, fait l’objet, tout comme l’économie de l’attention, d’un combat acharné entre opérateurs. Pourtant, rappelle É. Mineur, d’autres modèles économiques alternatifs à la publicité existent, comme dans le secteur musical. Des modèles à méditer pour le livre numérique ? •

  1. (retour)↑  Organisé en partenariat avec Internetactu.net, Chroniquesdelarentreelitteraire.com et l’émission Place de la toile (France Culture) dans le cadre du cycle « Éclairage », disponible en archives sonores sur le site : http://www.bpi.fr
  2. (retour)↑  Également auteur de La métamorphose des objets, FYP Éditions, 2009.
  3. (retour)↑  Également auteur, avec Bernard Stiegler et Christian Fauré, de Pour en finir avec la mécroissance : quelques réflexions d’Ars Industrialis, Flammarion, 2009.
  4. (retour)↑  Théorie développée en 1971 par Herbert Simon.
  5. (retour)↑  Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit :