« Retour au virtuel. Vie et cultures numériques »

Cécile Payeur

Frédéric Porcher

Organisé conjointement par les équipes des laboratoires Dicen  1 du Cnam et Tactic de Paris-Ouest Nanterre La Défense au Conservatoire national des arts et métiers, les 9 et 10 février 2012, le colloque « Retour au virtuel. Vie et cultures numériques » a été l’occasion d’une réflexion pluridisciplinaire sur le sens et l’usage de la notion de « virtuel » pour traiter la question du numérique.

L’idée d’un « retour au virtuel », précisée par Haud Guéguen, est à entendre surtout au sens d’une interrogation sémantique : dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, sont employés les termes « numérique », « digital » ou encore « 2.0 », alors que le langage courant continue de parler de « virtuel » ; comment dès lors clarifier ce hiatus entre virtuel et numérique ou digital ?

Cette interrogation très ouverte a permis de croiser les disciplines et de donner au colloque un aspect éclectique relativement inédit, dans la confrontation entre une approche philosophique et une approche issue des sciences de l’information et de la communication. Cette diversité était organisée autour de trois axes : les industries virtuelles, le temps (des données) et l’espace (lieux et non-lieux du virtuel). Initialement, « virtuel » renvoie à un être en puissance, par opposition à ce qui est en acte : virtuel s’oppose à actuel. Même si cette définition ne paraît plus adaptée au contexte du numérique, elle invite malgré tout à appréhender d’une manière différente ce qui, dans le numérique, à travers des dispositifs communicationnels, relève d’un « passage à l’acte ». Pour Manuel Zacklad, du point de vue de la sémiotique des transactions coopératives, le virtuel invite à réfléchir, via l’analyse du rôle joué par la virtualisation dans les productions servicielles ou tangibles, à la façon dont le numérique fournit une opportunité de repenser la relation et la convivialité dans une perspective de changement et d’innovation économique.

Bruno Bachimont a quant à lui opposé la notion de virtuel, non à ce qui est en acte, mais à ce qui est matériel. Le numérique serait une négation du travail de la matière qui, en donnant une impression d’immédiateté, nivelle le temps. C’est sur ces bases qu’il réinterroge les notions de trace, de mémoire, ou d’archive par exemple. Milad Doueihi, en référence aux écrits de Neal Stephensen, a convoqué la notion de métavers pour rendre compte de la complexité des mondes virtuels et de ce que le virtuel présente comme formes d’action possibles, notamment dans les industries du simulacre et du divertissement. Le métavers peut s’interpréter aujourd’hui comme un habitus, caractérisé par le fait que l’on ne peut qu’y participer, et donc l’actualiser, tout en partageant les qualités du possible et du potentiel propres au virtuel.

Partant de la phénoménologie husserlienne, Elsa Boyer a montré que le virtuel pouvait être compris comme un cas de mélange. À un niveau esthétique, elle a analysé le phantom shot (le fait pour une image de ne pas obéir à un point de vue humain) à partir d’images de jeux vidéo préparant les soldats américains à la guerre, pour montrer que le virtuel ne participe pas tant de la déréalisation que d’un dispositif technique qui fantasme la perception. Resituant la philosophie deleuzienne dans l’histoire de la philosophie, Arnaud Bouaniche a su rendre accessible le sens ontologique du virtuel qui, pensé indépendamment de la culture numérique, se trouve exactement là où se joue le devenir ou le mouvement d’actualisation, principalement compris à partir d’exemples biologiques (l’embryologie) et artistiques (la peinture de Bacon). En dialogue avec le virtuel deleuzien, Marcello Vitali Rosati a « re-sémantisé » le terme virtuel : d’une part, en retraçant la genèse sémantique (du dunaton aristotélicien à la virtualis médiévale) et, d’autre part, en réinterprétant le virtuel comme réponse au besoin inhérent à l’homme de « fragmenter » ou « discrétiser » le flux du réel pour pouvoir le comprendre et lui opposer une résistance d’ordre politique.

Christiane Vollaire a montré que la théorie contractualiste de l’État de Hobbes peut être lue comme une théorie de la virtualité du corps politique qui ouvre sur notre modernité telle que Foucault l’a subsumée sous le concept de « biopolitique ». D’autres intervenants ont réinterrogé la question de l’identité dans l’espace et le temps à partir des nouvelles pratiques du numérique. Fanny Georges a centré son analyse sur les « éternités numériques » en s’appuyant sur des données identitaires comme les données ante-natales (blogs de grossesse) ou post-mortem (sites d’hommage aux défunts, cimetières virtuels), posant ainsi la question de la continuité entre ces identités numériques et l’identité personnelle. En réponse au catastrophisme accompagnant souvent la mémoire numérique soi-disant éphémère et fragile, Louise Merzeau a défendu, au contraire, l’idée d’un véritable espace numérique doté d’une épaisseur et d’une temporalité propres. Distinguant quatre temps (stratification/maillage/fractalisation/agrégation), elle montre que les traces mémorielles jouent à la frontière entre « continuum et déliaison », posant ainsi de façon originale la question du lien entre virtuel et actuel.

En clôture, Robert Damien a souligné que le lien qui a été établi entre technologie et ontologie, à travers les diverses contributions présentées lors de ce colloque, a permis d’historiciser la question du numérique, que l’on a peut-être trop tendance à ne considérer que sous l’angle de son actualité. •