Le réseau de la bande se dessine
Échos d’un symposium patrimonial
Boris Bruckler
Frédéric Sardet
Du 26 au 27 janvier 2012, durant le festival international de la bande dessinée d’Angoulême, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image 1 a invité un panel d’institutions œuvrant pour la conservation et la promotion du 9e art. Objectifs : créer des liens, mieux se connaître et mettre en place la base d’un réseau professionnel.
Durant deux jours, interventions et débats ont permis de présenter les centres de conservation, leur cadre institutionnel, leurs politiques d’acquisition et les enjeux du numérique tant pour la conservation que pour la communication du patrimoine BD et de l’illustration.
Cette rencontre avait le grand mérite de rassembler pour la première fois à la Cité des acteurs du patrimoine venant de plusieurs continents. L’Asie (Japon, Corée du Sud), l’Amérique du Nord (États-Unis) et l’Europe (Belgique, France, Russie, Suisse, Suède) étaient représentées dans une assemblée de plus de 40 personnes.
Lors des journées, deux institutions japonaises (Le musée du manga de Kyoto 2 et le musée monographique de Kochi 3), l’agence coréenne Komacon spécialisée en manhwa 4, le musée et bibliothèque de la bande dessinée Billy Ireland (Ohio State University 5), la Cité d’Angoulême, le Fonds patrimonial de la bande dessinée de Lausanne 6 et le musée de l’illustration jeunesse de Moulins 7 ont présenté en détail leurs fonds et collections, leurs activités et leurs projets.
L’agence coréenne, le centre Billy Ireland comme le Fonds lausannois sont engagés dans des projets immobiliers majeurs permettant de renouveler leurs politiques de mise en valeur des fonds et leurs services publics. Dans le cadre d’une rénovation et d’un agrandissement des locaux de l’université, le centre Billy Ireland a déjà levé 13 millions de dollars auprès de mécènes privés conformément aux objectifs financiers qui étaient fixés. La mutation du musée est impressionnante : l’espace disponible sera multiplié par un facteur de 3,7 pour passer de 2 070 m² à 7 620 m². Les travaux, qui dureront 18 mois, permettront d’ouvrir le nouvel espace à la fin de l’année 2013. Dans une dynamique proche, en Corée, d’ici 2020, la capacité du centre de Komacon sera doublée et permettra l’accueil de 300 artistes en résidence ! À Lausanne, une maison du livre et du patrimoine au centre-ville, rassemblant les activités de la bibliothèque publique, des archives de la ville et du Fonds patrimonial, s’ouvrira courant 2016.
Toutes les institutions mentionnées travaillent depuis de longues années dans le domaine de la bande dessinée et conservent des fonds de tailles variables mais souvent complémentaires dans leur nature à l’échelle de la planète. Ainsi l’Europe semble encore faible en matière de conservation de mangas ou manhwas tandis que l’Asie reste fortement liée à sa production artistique spécifique. De même, le centre Billy Ireland offre des fonds exceptionnels sur la production américaine, grâce notamment au travail d’un collectionneur hors norme qui avait installé à San Francisco son « académie » personnelle : Bill Blackbeard.
La présence du musée de Moulins a utilement rappelé l’existence d’un patrimoine graphique insuffisamment valorisé aujourd’hui – l’illustration jeunesse – qui rejoint les problématiques traitées dans l’espace de la bande dessinée.
Quel avenir pour ces riches fonds patrimoniaux ?
Aujourd’hui, les politiques d’acquisition restent caractérisées par une démarche qui privilégie les sphères culturelles de proximité (géographique ou linguistique), mais avec un souci partagé de préserver des échantillons représentatifs de la production mondiale dans chaque institution. En outre, ces politiques se gèrent de manière différente selon les cadres légaux : la Cité d’Angoulême, par exemple, bénéficie du dépôt légal français tandis que le centre lausannois doit assurer une veille sur les nouveautés et financer toutes ses acquisitions.
Une approche archivistique des fonds, revendiquée à Lausanne, reste à mettre en place dans bon nombre d’institutions, le centre Billy Ireland étant sans doute le plus avancé dans ce domaine avec une politique de conservation et de restauration pour 900 mètres linéaires d’archives au sein d’un ensemble rassemblant 36 000 albums et 51 000 titres de périodiques (journaux, revues, magazines). À titre de comparaison, le centre coréen compte 262 000 albums et 11 000 documents d’archives. Quant à elle, la Cité offre 62 000 albums, 4 200 titres de périodiques représentant 123 000 exemplaires. À Lausanne, on dénombre 60 000 exemplaires de périodiques et 64 000 albums.
Tous ont relevé l’importance d’une collection aussi exhaustive que possible de la littérature secondaire, voire grise (mémoires académiques), pour accompagner les documents conservés, par-delà les sphères culturelles et linguistiques.
Quant aux planches originales, objet aujourd’hui d’une spéculation croissante, elles restent une préoccupation de toutes les institutions, systématiquement limitées dans leurs capacités financières.
Un autre volet des débats a porté sur la numérisation des collections et la production numérique des œuvres. Toutes les institutions procèdent à des campagnes de numérisation, certaines étant d’ores et déjà en ligne, mais elles restent fortement dépendantes des droits d’auteur, peu d’œuvres étant aujourd’hui dans le domaine public. L’archivage numérique pérenne des productions numériques natives dans ce domaine s’avère uniformément balbutiant, pour ne pas dire irrésolu.
Au terme de ces journées, l’assemblée s’est clairement positionnée en faveur de la création d’un réseau inter-institutionnel, pour faciliter les échanges tant en termes d’identification de collections, d’échanges de documents, de préparations d’expositions que de partage de bonnes pratiques en matière de conservation. La Cité d’Angoulême a accepté de créer rapidement une liste de diffusion pour les professionnels et a proposé la tenue régulière de rencontres similaires, organisées par les membres du réseau. L’excellente ambiance, la convivialité des débats, et l’investissement passionné des acteurs du patrimoine BD, permettent d’espérer que ce projet se concrétise, perdure et s’élargisse. •