Pour un humanisme numérique

Yves Desrichard

Le livre de Milad Doueihi, La grande conversion numérique 1, a connu un tel retentissement que, privilège rare pour ce genre d’ouvrage, il est désormais disponible en poche. Il faut dire que son auteur, au départ historien des religions, a su aborder le sujet, largement rebattu, avec un autre regard, puisant dans une culture immense des considérations nouvelles, qu’il a récemment prolongées dans un nouveau livre, Pour un humanisme numérique 2. La journée organisée par le Labo de la Bibliothèque nationale de France le 10 janvier 2012, et qui portait le même titre, proposait, elle aussi, d’amplifier la réflexion, autour de trois tables rondes habilement menées, qui tirèrent parfois à hue et à dia le sujet – pour notre plus grand plaisir.

Milad Doueihi essaya en préambule d’expliquer ce que c’est que l’humanisme numérique. Tâche ardue, car l’informatique est avant tout une science, transformée en industrie, puis en culture, paradigme entièrement nouveau en épistémologie. Qu’est-ce qui le caractérise ? Avant tout « la présence globale du code » qui « se comporte parfois comme un individu », proposant une « poétique », « une mythologie ». Ceci ne se fait pas sans craintes : ainsi, on peut s’effrayer d’une possible « domestication de l’être humain au sein même de l’espace de la machine », s’inquiète Milad Doueihi, décelant à bon droit l’importance de la « couche bureaucratique » dans les échanges informatiques entre humains, par exemple ceux permis par les réseaux sociaux. Avant que de rassurer : « La machine fait rêver, mais c’est l’homme qui rêve. » Fort de ce constat, il invita les participants à réinventer une éthique qui soit propre au numérique, entre conviction et persuasion, après avoir fait part, avec courtoisie, de ses réticences sur le mouvement transhumaniste de la singularité, qui annonce pour bientôt la prééminence des machines sur l’homme, quelque part entre le « new age » et l’« Enlightement 2.0 », horrible jeu de mots permis en anglais par la confusion en un même mot de l’éveil du zen et… de l’esprit des Lumières du XVIIIe siècle.

L’écrit à l’ère du numérique

Modérée par Denis Bruckmann, de la BnF, la première table ronde, « L’écrit à l’ère numérique », pouvait inspirer certaines appréhensions, tant le sujet justifierait déjà, en un réflexe borghésien (l’homme, comme toujours, fut abondamment cité dans le cours de la journée), de bibliographies des articles, ouvrages, etc., sur la question. Heureuse surprise, la contribution de Camille de Toledo, qui proposa quelques-unes de ses réalisations, fut passionnante, en posant la question centrale de l’instabilité du texte numérique et, donc, de sa lecture. Pour lui, quand on écrit numérique, il faut toujours penser la dégradabilité des textes en fonction des logiciels et des supports, et, à cette aune, le numérique peut être « une intensification de l’écriture », comme le rappela à sa suite Sébastien Rongier. Ce dont, sans malice aucune, il ne donna pas toujours la preuve, en lisant… des textes figurés sur sa présentation, eux-mêmes et semblent-ils numérisés à partir de… ses livres papier. Cécile Portier  3, quant à elle, posa que « l’écriture dominante, c’est l’écriture par le chiffre », ce qui pourrait glacer. On croit le chiffre objectif et vrai, et « la question du seuil de signification des chiffres est de moins en moins interrogée ». Avant de présenter un parcours de fiction, difficile à décrire ici, réalisé avec des lycéens d’Aubervilliers, et qui utilise notamment les ressources de Google Street View, lequel vient buter sur le « passage du désir », un endroit invisible, non éclairé, qui est bien évidemment ce dont la littérature a à rendre compte.

Cultures numériques

Placée sous le signe des cultures numériques comme « version augmentée de la culture » par Bernadette Dufresne, la seconde table ronde laissa, il faut l’avouer, plus perplexe. Jean Davallon essaya bien de proposer une définition des « cultures numériques », sans qu’on puisse toujours distinguer, pour faire vite, quand ces cultures ne sont en fait que des prolongements de cultures plus anciennes, et quand elles sont véritablement nouvelles. Il souligna, ce qui est pertinent, qu’il s’agit de cultures fortement déclaratives, qui « vont avec » des discours d’accompagnement qui célèbrent la promotion de la technologie. Bruno Latour, qu’il n’est pas besoin de présenter, pointa quelques caractéristiques majeures de la révolution numérique : la rematérialisation d’opérations auparavant « invisibles », comme le nombre de consultations, de déchargements, qui permet une traçabilité des activités cognitives, ce que les bibliothécaires savent bien. Il indiqua, et le problème, trivial, finira par se poser, que « le numérique se déploie comme une activité énergétiquement coûteuse ». Et interrogea (et cela aussi, les bibliothécaires le savent bien) la question de l’autorité à l’ère numérique, qui oblige chacun à évaluer les sources d’autorité sans instance supérieure : « les cultures numériques sont à la fois la catastrophe et le remède », proclama-t-il, ce qu’on peut considérer, ou non, comme une déclaration optimiste. Avant que d’évoquer un projet qui laissa, comment dire, ébahi : un site web qui proposerait, autour d’un des livres de Bruno Latour (que, à ma connaissance, il ne précisa pas), un appareil de sources qui permettraient de « retrouver l’attention, le calme et la méditation que permet le livre papier », pour retrouver des habitudes de clôture, de ralentissement, de concentration : laissons à chacun le soin de méditer sur ce projet, financé, semble-t-il abondamment, par la Commission européenne. À sa suite, Manuel Zacklad, et se fut son principal mérite, convoqua ce bon vieux Ivan Illitch, qui ne semble plus autant à la mode. Et pourtant : « Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » Tout est dit.

Démocratie dématérialisée

Consacrée à la « démocratie dématérialisée », la dernière table ronde ne semblait, au départ, qu’avoir un rapport lointain avec l’interrogation principale de la journée. Ce fut tout le contraire, et la passionnante intervention de Laurence Favier détaillant la résistible ascension du vote électronique en France souleva nombre de problèmes qui sont, si l’on fait l’effort du glissement, au cœur de nos métiers. Comment, en effet, automatiser une pratique sociale codifiée par le droit, dont l’existence même est menacée par la prolifération d’instances de débat indépendantes du politique. Comment « redynamiser » le vote ? En tout cas pas par l’électronique, le constat est presque sans appel. Il faudrait, en effet, tout à la fois préserver l’anonymat des électeurs… et s’assurer de leur authentification, mais aussi conserver des traces papier du vote électronique, pour pouvoir exercer les contrôles rétrospectifs, si nombreux et cruciaux en la matière. Le vote ne peut pas être une affaire d’experts, l’élection n’existe pas sans le regard de l’électeur. Or les technologies, elles, génèrent de l’obscurité. Olivier Schramek, qui fut, entre autres, directeur de cabinet de Lionel Jospin, surenchérit en opposant une dialectique du secret et de la transparence face à des technologies forcément indiscrètes. Le vote électronique peut engendrer des « distorsions de représentativité », favorisant activistes, professionnels, personnes parties prenantes du débat, etc. Vous avez dit « vote » ? Chacun pouvait penser « sondage ». Et s’interroger, lors, sur une démocratie bien mal en point (d’aucuns diraient : à bout de souffle), même si sa maladie date de bien avant le paradigme numérique.

Au final, une bien belle journée, qui permit d’explorer des pistes originales, d’éviter les antiennes démagogiques et convaincues qu’un public attentif n’aurait, sans doute, pas supportées, permettant d’exercer, selon la belle formule employée par Maurice Olender dans sa présentation, « une archéologie du présent ». •