Connaissez-vous [vraiment] Léo Crozet ?

Martine Poulain

Martine Poulain, directrice de la Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, et auteur, entre autres, de Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation (Gallimard, NRF Essais, 2008), a souhaité réagir à deux textes publiés dans le n° 1, 2012, du Bulletin des bibliothèques de France, dossier « Textes fondateurs » : « Connaissez-vous Suzanne Briet ? » par Sylvie Fayet-Scribe et « Le manuel pratique du bibliothécaire » par Claudine Belayche. La rédaction

Le Manuel pratique du bibliothécaire qu’évoque Claudine Belayche n’a pas été écrit par Émile Nourry et rédigé par Léo Crozet  1. Il a été écrit par Léo Crozet au nom de l’ABF et édité par Émile Nourry. L’opportunisme est l’une des caractéristiques principales de Crozet : après le temps où il révère la bibliothéconomie soviétique, vient celui où il encense les bibliothèques et la culture allemandes. Durant l’invasion, Crozet se réjouit ouvertement des succès allemands, se prépare à recevoir les troupes d’occupation, accuse Julien Cain d’avoir déserté son poste, multiplie les allusions antisémites. À la réouverture en juillet 1940, « il recevait et se promenait à la Bibliothèque nationale avec des officiers allemands », vante « la supériorité intellectuelle allemande », ce qui lui vaut d’être nommé conservateur adjoint en 1941. Il dresse pour l’Institut allemand en septembre 1941 « des listes d’intellectuels français susceptibles de collaborer avec des intellectuels allemands ». Il participe au voyage à Salzbourg, prolongé en Hongrie. Très antisémite, un de ses articles envoyé au ministre de l’Éducation nationale, Abel Bonnard, comporte un paragraphe intitulé « Le juif dans les bibliothèques » : « Dans aucun autre pays que le nôtre on n’aurait pu voir, simultanément, sans révolte : le ministre de l’Éducation nationale : juif, le directeur des œuvres françaises à l’étranger : juif, le secrétaire général du ministère : juif, le directeur de la propagande artistique : juif, le directeur des Beaux-arts : juif, le directeur de la Bibliothèque nationale : juif, le directeur des Archives nationales, n’étant pas juif, était secondé et contrôlé directement par un juif […]. Et chacun de ces juifs enjuivait en détail sa propre administration, évitant de multiplier les nominations israélites, mais les fixant intelligemment aux postes importants : à la Bibliothèque nationale, la secrétaire du service des entrées était juive, juive aussi la secrétaire de l’Office de documentation. Le directeur juif Julien Cain avait choisi pour conseiller juridique à la Bibliothèque le juif Grunebaum-Ballin. En 1938, ayant à désigner trois personnes pour représenter les bibliothèques françaises à l’exposition de New York, il choisit trois juifs dont aucun n’était bibliothécaire. Un poste important échappait encore à Israël : la direction des achats de livres […] Un projet hantait naturellement l’esprit de Julien Cain : celui de prendre la direction de toutes les bibliothèques de France. Il conduisait habilement sa propagande avec le concours d’une Association de la lecture publique dont les éléments actifs étaient deux étrangers fraîchement naturalisés, les Grolier, l’un venu de Russie, avec un nom d’allure française sans que l’on connaisse bien son état civil, l’autre, juive arrivant de Roumanie. »

Lorsque Bernard Faÿ met en œuvre ses grandes réformes, il fait revenir de Versailles Crozet, avec lequel il est au départ très lié. Mais les relations entre les deux hommes se détériorent très vite et Léo Crozet inonde les services du ministre Abel Bonnard de courriers dénonçant Faÿ, incapable de mettre fin au désordre et au pouvoir des Juifs. Il dénonce un de ses collègues (Jean Porcher) aux autorités allemandes qui « n’admettraient pas que le bibliothécaire privé de la famille Rothschild contrôlât des services culturels internationaux et les rapports intellectuels franco-allemands ».

Pour le résumer, les termes de Laran sont, comme toujours, les plus adéquats : « M. Crozet est un vaniteux et un aigri […] C’est un esprit de théoricien, un bibliothécaire pour congrès, toujours prêt à prêcher des réformes… pour les autres. À la Bibliothèque nationale, où il a été renvoyé de service en service depuis 17 ans, on a toujours regretté qu’il joignît trop rarement l’exemple au précepte et qu’il pratiquât si médiocrement son métier. » Suspendu le 28 septembre 1944, il est révoqué avec pension, révocation muée en 1958 à la mise à la retraite d’office.

Le Manuel pratique du bibliothécaire est, certes, un très bon manuel. Mais il n’est pas inintéressant de savoir ce que l’ambition de son auteur a pu le conduire à défendre. Une fois encore, entre les mots et les actes… existe une distance certaine. •