Les vies du livre, passées, présentes et à venir/The Lives of the Book, Past, Present and to Come
Nathalie Collé-Bak
Monica Latham
David Ten Eyck
collection « Regards croisés sur le monde anglophone »
ISBN 978-2-8143-0021-7 : 20 €
Pour une nouvelle recherche autour du livre ?
« Qu’est-ce qu’un livre ? », s’interrogeait déjà le philosophe Kant au XVIIIe siècle. Électronique ou relié, manuscrit ou imprimé, contenant du texte, des images ou des pictogrammes, support matériel ou vecteur de pensée au capital symbolique puissant, le livre est un paradoxe vivant. Objet tenant du prototype unique, propriété intellectuelle de son auteur, mais aussi marchandise reproductible en série et y perdant son aura, selon Walter Benjamin, au risque de vieillir, se périmer, voire mourir, au gré des mutations économiques, techniques ou esthétiques qu’il subit.
C’est à cette vie du livre, ou à ces vies de livres – vies de saints ou vie de chien ? – que s’attachent N. Collé-Bak, M. Latham et D. Ten Eyck. On saluera qu’une équipe de chercheurs issus d’une université française se penche sur cet objet propice à la pluridisciplinarité et pourtant encore trop rarement interrogé en France de cette façon. Rien d’étonnant, du coup, que l’ouvrage émane d’un laboratoire d’études anglophones, héritières de l’histoire du livre et des culture studies. Dans le monde anglophone, le statut de l’histoire du livre, pour complexe qu’il soit, s’est construit de longue date en contraste avec une approche de la littérature qui, en France, continue encore aujourd’hui de tout ignorer du contexte. Les travaux de McKenzie, dans la continuité de ceux de l’historien Roger Chartier – souvent cités en bibliographie des articles –, inscrivent ainsi l’auteur, l’histoire, la matérialité du livre au centre des préoccupations d’une nouvelle « sociologie » du texte qui tient de l’hérésie pour des linguistes ou des littéraires ne prenant pas en compte les réalités éditoriales. Les Vies du livre contribue donc à sa manière au rétablissement du lien déconstruit par l’histoire, les sciences du langage et les études littéraires, et rend compte des enjeux qui associent, à travers un matériau signifiant complexe, outils, supports, pratiques et métiers de l’écriture et du livre.
Les Vies du livre propose, en effet, de salutaires regards croisés sur le livre mais aussi sur la conception que l’on s’en fait selon la discipline. Il s’intéresse à ce curriculum vitæ du livre, à ces destins de livres selon les conditions de production, de diffusion, de réception et de conservation qui ont pu être les leurs. Il renvoie, pour partie, aux communications entendues lors du colloque organisé à Nancy-Université les 20 et 21 juin 2008.
L’approche interdisciplinaire offre aussi de confronter les points de vue d’universitaires et de professionnels du livre, mais là n’est pas la seule originalité de l’ouvrage. Son bilinguisme en est une autre, les analyses, en alternant dans la langue de Shakespeare ou de Molière, ayant pour mérite de convaincre – une fois l’obstacle linguistique surmonté – du caractère transnational des problématiques abordées, à l’heure de la globalisation des enjeux marchands et des mutations techniques auxquelles nul livre n’échappe aujourd’hui. En ce sens, il s’inscrit dans la continuité du livre dirigé par Jean-Yves Mollier, Où va le livre ? 1, mais y ajoute le précieux éclairage de problématiques transnationales et rend compte des mutations des pratiques culturelles dans et hors de l’Hexagone.
Histoire du livre, histoire par le livre
Conçu selon une logique diachronique, l’ouvrage est divisé en trois parties, respectivement intitulées « Le livre en contextes », « Accueil du livre sur le marché actuel » et « Nouvelles pratiques du livre ».
La première illustre combien le livre est un objet périssable soumis aux contingences diverses qui accompagnent sa trajectoire. Sous le titre provocateur emprunté au poète Milton, « Books are not absolutely Dead Things », M.-F. Cachin file la métaphore biographique tout en rappelant ce que le texte et le livre se doivent depuis toujours l’un à l’autre. Divers focus pointent ensuite la façon de les sauver du néant : rôle fondamental de la collection – classicisation et canonisation littéraire mais aussi génétique du texte et poétique du brouillon dans la célèbre Bibliothèque de la Pléiade (B. Berthou), stratégies politiques, nationalistes et patriotiques dans « Le Roman canadien » du Québec des années vingt (S. Danaux) ; épiphanie ou résurrection du livre grâce à l’illustration, ce facteur majeur de « l’énonciation éditoriale » aux multiples fonctions (N. Collé-Bak) ; foyer d’activisme politique joué par les « bookshops » anglaises, ces librairies militantes finalement vaincues par les logiques économiques, socioculturelles et idéologiques dans un Royaume-Uni en crise (J. Tranmer) ; entreprise politico-culturelle du « Village du Livre », dispositif de médiation culturelle et utopie collective réussie ranimant les campagnes lorraines par le commerce du livre rare ou d’occasion (B. Klotz, G. Ramuzat et A. Clerc).
La deuxième partie du volume est plus déprimante : elle rappelle les mutations décisives du monde du livre depuis le tournant des années quatre-vingt, les lois brutales du marché et une concurrence internationale de plus en plus féroce. De ce point de vue, les témoignages de professionnels – Tony Lacey, éditeur chez Penguin à Londres, Célia Vilà, agent pour divers éditeurs jeunesse en France – sont édifiants. Par-delà les enjeux de transferts culturels, le livre est traité comme une marchandise qui se négocie durement sur les foires internationales, la best-sellerisation allant malheureusement trop souvent de pair avec la financiarisation de l’édition. Les prix littéraires, du Booker Prize au Goncourt, agissent, eux, comme de puissants agents de l’industrie culturelle qu’est devenu le livre et comme des labels sur lesquels se positionnent les éditeurs. Même dans ses formes les plus démocratiques, la prescription s’aliène aux impératifs d’un marché saturé dont il faut gérer les flux plus qu’elle n’aide à la reconnaissance littéraire des auteurs couronnés. Car l’auteur est bien le grand vaincu du système, lui qui vend moins, noyé dans la pléthore éditoriale, concurrencé par une littérature « people » ou la « pulp fiction », rappelle Philippe Claudel, et ce, même s’il n’a jamais été aussi médiatisé, idolâtré et fantasmé par notre « société du spectacle ».
Mais que serait le livre sans la lecture ? Sartre disait que sans elle, le livre n’était qu’un tas de feuilles mortes. La dernière partie du volume s’intéresse précisément aux mutations des pratiques culturelles. Elle est sans doute la plus surprenante du livre. La dématérialisation des supports y revêt des formes insoupçonnées : métamorphose de la réception littéraire par « l’audiobook » (M. Latham) ; nouvelles tribus de lecteurs formées par les « e-lecteurs » et les blogueurs (B. Waty) ; phénomène du « bookcrossing », importé des États-Unis, instituant une forme totalement inédite de circulation de livres, abandonnés çà et là dans les lieux publics et traqués par d’autres bookcrossers (Y. Brutley). La réflexion n’oublie pas la lecture sur écran numérique et la révolution du livre électronique. Comparaison des versions papier et numériques et de leurs effets respectifs sur la lecture d’un texte (G. Van Der Linde) ; enjeux et limites de l’édition numérique (B. Bordalejo) laissent toutefois à penser que le livre a encore de beaux jours devant lui.
Les textes rassemblés dans ce volume ont donc le mérite d’ouvrir des perspectives fécondes sur le devenir de l’imprimé en cette période de profondes mutations dont nous ne vivons sans doute que les balbutiements. Ils convainquent surtout que le livre n’est pas le simple reflet des conditions de sa création, mais influe sur l’histoire de ceux qui en ont l’usage, mieux : il la façonne. À ce titre, Les Vies du livre, référence dans la façon de faire de l’histoire non des livres, mais à partir des livres, est une occasion de revisiter bien des questionnements de l’histoire culturelle.