Pratiques de lecture et nouveaux supports numériques : des évolutions convergentes ?
Rendez-vous territorial du CNFPT du 19 juin : quoi de neuf pour les bibliothèques ?
Catherine Muller
Dans le cadre du rendez-vous territorial du CNFPT, une rencontre stimulante se tenait à l’Enssib le 7 juin dernier autour du livre numérique. Faut-il supposer dans l’avenir une convergence entre l’évolution des pratiques de lecture et celle des nouveaux supports numériques – en particulier en bibliothèque ? Éternelle question de la poule et de l’œuf à laquelle tentait de répondre le chercheur Benoît Epron, directeur des études à l’Enssib, et le sociologue Christophe Evans, chargé d’études à la BPI.
Benoît Epron analysait les trois stades de déploiement des dispositifs à l’aune de l’interdépendance des contraintes techniques, éditoriales et économiques. En moins de trois décennies, la lecture numérique passe de l’ordinateur individuel multitâche à la tablette électronique portable, exclusivement réservée à la lecture avec l’apparition de la liseuse à encre électronique, ou non avec la tablette tactile connectée. À chaque stade de son évolution, la lecture numérique gagne en capacité d’adaptation à son dispositif, à moins que ce ne soit l’inverse, et que la spécialisation des dispositifs traduise la diversité des pratiques. La problématique souligne d’emblée la pluralité des acteurs en scène. La succession des phases de maturation montre comment l’approche des contraintes dans leur interconnexion finira par assurer aux acteurs des technologies la place de leader sur le marché du livre numérique.
Dans la première phase du déploiement, l’ordinateur est le seul dispositif de consultation des ressources numériques. Le contenu est exclusivement homothétique, lisible sur cédérom en local ou sur le web en mode connecté, qui propulse alors l’offre des revues numériques. On observe vite que le support de lecture contraint l’approche du contenu. Si le terminal convient bien à la manipulation de l’information, il n’est pas adapté à la lecture de longue durée. Ainsi, le succès rencontré par la consultation de revues auprès de la communauté scientifique est inversement proportionnel au désintérêt que suscite le livre, dont le format n’est pas adapté à la lecture sur écran. L’incidence sur l’offre éditoriale et commerciale est immédiate et les éditeurs multiplient l’offre de bouquets de revues auprès des bibliothèques au détriment des livres.
Surgit alors, dans la deuxième génération des dispositifs, la première liseuse, le Cybook, commercialisé par Cytale, exposé au Salon du livre de Paris en 2000. Avec ce nouveau support de lecture dédié, qui a tout d’un petit ordinateur portable au format livre, doté d’un stylet, d’un modem, et d’une bonne capacité de stockage, l’objectif est de faire basculer les pratiques de lecture vers le numérique dans un contexte de numérisation des pratiques sociales et professionnelles. Pour séduisante que soit l’invention technologique, cette fois plus adaptée au format livre, le Cybook manque la cible des gros lecteurs, statistiquement les moins proches des nouvelles technologies, qui sont réticents à acheter des livres stockés sur le serveur du fournisseur. Au-delà de l’échec, cette deuxième phase montre que l’offre éditoriale et tarifaire du livre numérique n’est pas au point et n’a pas pris toute la mesure symbolique du livre. Les deux problématiques, éditoriale et commerciale, vont de pair, et il s’agit tout autant de savoir ce qu’on vend et en quels termes juridiques (droit de disposer d’un fichier ou simple accès) que de savoir à quel coût, rien ne justifiant qu’un objet virtuel – le fichier numérique – soit vendu plus cher qu’un objet hautement symbolique, le livre.
Avec l’arrivée de l’encre électronique qui ouvre le troisième cycle, le livre numérique gagne en confort de lecture. C’est aussi l’essor d’une offre grand public de tablettes électroniques, dont les modèles Kindle d’Amazon et iPad d’Apple sont les symboles. Cette phase, plus mature, propose un écosystème numérique cohérent où les acteurs des technologies prennent la main et où les enjeux techniques, éditoriaux et commerciaux se synchronisent. L’offre éditoriale est couplée au dispositif, le modèle économique est plus attractif avec des coûts moins élevés fixés par le libraire, les dispositifs de lecture enfin sont plus aboutis, avec une forte spécialisation des pratiques de lecture.
Pour les bibliothèques, il reste toutefois beaucoup à faire si elles veulent tenir leur rôle privilégié d’expertise dans la médiation du livre numérique. D’abord résoudre la question des contenus dans un contexte éditorial majoritairement anglophone qui ne facilite pas la construction d’une offre et d’une politique documentaire. Cerner ensuite les types de dispositifs selon les modalités de lecture. Maîtriser enfin la gestion des accès et des modèles commerciaux pour répondre aux attentes de ses publics.
Quelle évolution des pratiques de lecture dans l’avenir ?
Pour Christophe Evans, il reste difficile d’interroger la convergence des pratiques et des dispositifs de lecture numérique en l’absence de données fiables. Les enquêtes barométriques ont du mal à rendre compte de pratiques encore émergentes, peu comparables aux effets de masse constatés en Amérique du Nord, et relevant en définitive assez peu de la lecture.
L’exemple de la presse est frappant, quand l’offre abondante de contenus multimédias sur les sites de presse réduit la lecture au survol des dépêches et des flux RSS. Cependant, d’après les enquêtes récentes sur les pratiques de lectorat en France, on peut avancer que la majorité des lectures numériques se fait encore sur ordinateur, même si la part croissante des smartphones sur le marché risque de changer la donne. Et contrairement aux idées reçues, internet n’a pas été le fossoyeur du livre, le déclin de la lecture étant amorcé dès les années quatre-vingt. Dans les trois décennies suivantes, avec la féminisation et le vieillissement du lectorat, la baisse touche aussi la part des forts lecteurs, qui passe de 22 % à 11 %. Toutefois, ce sont aussi ceux qui s’intéressent prioritairement aux nouveaux dispositifs de lecture. On constate également des mutations dans les modes de lecture, avec l’essor des lectures dites utiles, au détriment des humanités classiques, autrefois portées par l’institution et l’école. Phénomène que Bernard Lahire qualifie de perte de foi artistique et littéraire 1. On assiste conjointement au développement de la lecture fragmentée qui procède par prélèvement, rompt avec la tradition élitiste de la lecture savante, immersive et solitaire, et signe l’avènement de la « lecture sociale » pratiquée en réseau et en partage. D’après une enquête du CNL sur l’évolution de la lecture numérique réalisée par Ipsos entre 2009 et 2011, sur les 8 % de lecteurs de livres numériques en 2011 – contre 5 % en 2009 –, 50 % les avaient lus sur ordinateur, 30 % sur smartphone, 15 % sur tablette et le reste sur liseuse.
Quant aux bibliothèques, largement impactées par ce déclin de la lecture dans une économie de l’information où l’attention se fait rare, elles enregistrent à la fois baisse des emprunts, féminisation et vieillissement de leurs inscrits. Mais elles sont aussi recherchées pour le cadre structurant qu’elles offrent. Elles connaissent également une évolution des pratiques de lecture numérique. Si globalement l’approche trop bibliothéconomique de l’offre des ressources électroniques a été un frein à la consultation, les services numériques qui jouent la carte de l’interactivité et des réseaux sociaux, comme le Guichet du Savoir 2 ou Gallica, permettent aux bibliothèques de gagner et de diversifier leur public. Ainsi que l’attestent l’expérience de prêt de liseuses menée à la BPI en 2010, ou encore celle des médiathèques d’Issy-les-Moulineaux, les publics des bibliothèques attendent beaucoup de ces services, et confirment le rôle stratégique de l’institution publique dans la diffusion des dispositifs et des pratiques de lecture numérique. •