Dictionnaire encyclopédique du livre
Tome [1] A-D
Sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer ; et la responsabilité scientifique de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave [et al.]
Préface de Henri-Jean Martin
Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2002, XXXIII – 900 p., 30 cm
ISBN 2-7654-0841-6 : 178 €
Tome [2] E-M
Sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer ; et la responsabilité scientifique de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave [et al.]
Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2005, XI – 1074 p., 31 cm
ISBN 2-7654-0910-2 : 195 €
Tome [3] N-Z
Sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer ; et la responsabilité scientifique de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave [et al.]
Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2011, XI – 1088 p., 30 cm
ISBN 978-2-7654-0987-8 : 195 €
Index général A-Z
Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2011, 254 p., 32 cm
ISBN 978-2-7654-0988-5 : 35 €
Diderot est ici chez lui. Non pas du fait que ces trois volumes constituent un « Dictionnaire encyclopédique », mais parce qu’à l’automne 1763, à la demande de la communauté des libraires parisiens, Denis Diderot adressa à Antoine de Sartine, lieutenant général de police de Paris, une défense du droit d’auteur intitulée Lettre sur le commerce de la librairie. Ou, plus exactement, sa célébrissime Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses règlements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire. Diderot, une fois encore, allait à l’essentiel : le livre fait système. L’expression contemporaine de « chaîne du livre », dans son acception de solidarité organique entre les éditeurs et les libraires, est pauvre au regard de ce que mobilise le livre pour la compréhension globale de son avenir comme de son histoire. Le livre-objet est à la confluence d’univers en soi singuliers, autonomes mais dont il constitue, pour suivre Diderot au sens métaphorique, « le passage de ponts » les reliant conjoncturellement. Ce qui de prime abord permet à chaque lecteur-usager, grâce aux arborescences libres qu’il tracera dans ces trois volumes, de découvrir qui son histoire de l’art et des techniques (l’eau-forte, par exemple), qui son histoire de l’imprimerie ou de l’édition, qui enfin les temporalités spécifiques de l’histoire du papier, de l’encre, des techniques d’impression ou bien encore de l’invention de caractères typographiques, sans pour autant pouvoir dogmatiquement conclure s’il y eut jamais un de ces éléments qui fut le moteur privilégié des progrès observés chez les autres.
Dans ce vaste ensemble, impressionnant d’érudition pertinente et maîtrisée dans la mesure où, quels que soient le thème ou l’approche, chaque article peut se lire comme une entrée autonome – car il y a ici matière à une synthèse globale sur des points singuliers – mais toujours en rapport avec le livre (voyez les articles du type « Bois », « Eau »), il faut pour la lecture tenir un fil directeur. Je suggérerai celui-ci : l’impossibilité de séparer dans le livre, à la fois inextricablement objet et œuvre, la valeur d’usage et la valeur d’échange.
Le livre, un système
Vouloir séparer les deux revient souvent à se lancer dans de fausses querelles. L’article consacré à la polémique du livre de poche dans les années soixante est instructif de ce point de vue : l’idée fut insupportable à d’aucuns, et pas des moindres, que la valeur d’une œuvre puisse être découverte par un public nouveau grâce à un prix qui leur semblait sacrifier au culte abâtardi de la marchandise. Cette querelle est instructive pour nous autres contemporains qui nous angoissons à l’idée de la mort annoncée du livre sous les coups fatals du livre électronique.
D’abord, parce que la notion de « crise du livre » est récurrente dans l’histoire, variée dans ses acceptions mais répétitive dans la croyance partagée qu’à chaque fois, la chose est différente des situations précédentes : voyez l’article « Crise ». Celui-ci distingue d’abord une « typologie sommaire » dans les siècles passés de crises liées « à la saturation du marché » ; « à une conjoncture générale » ; « à des conditions administratives et juridiques » ; « à [un] caractère financier ». Puis sont distingués les éléments de la « crise chronique du livre au XXe siècle » : la diversification de la production ; la perte de sa prééminence par la langue française ; l’hémorragie du photocopillage et de la contrefaçon ; l’opposition entre innovation et grande diffusion ; la crise de l’écriture ou celle de l’imprimé ; l’état préoccupant de la librairie au début du XXIe siècle.
Ensuite, dire que le livre fait système, c’est accepter que son histoire, si elle se détache en perspective sur fonds d’anthropologie culturelle, de situation économique, sociale et politique, et d’histoire des techniques, ne saurait jamais en être totalement détachée. La nuance pourra paraître pure rhétorique, il n’en est rien. Sur quoi s’ouvre l’article « Europe centrale et orientale, histoire du livre et de l’édition » ? « Globalement, cet espace peut être caractérisé par une conjoncture de retard, qu’il s’agisse des structures démographiques (faiblesse des populations, plus encore des réseaux urbains), économiques (domination souvent très large du secteur primaire, faiblesse du revenu moyen, médiocrité des communications) ou socio-économiques (existence fréquente d’une population servile, dévolution de la puissance publique aux grands féodaux) ou des indicateurs culturels (80 % d’analphabètes vers 1800) – des caractéristiques qui restent globalement très peu favorables au développement de la civilisation de l’imprimé. »
Des leçons pour l’avenir
Pour tenir notre fil directeur, prenons alors les choses à l’envers. Soit le livre numérique, objet de tous nos fantasmes. D’abord, jusqu’à ce jour, il n’existe pas. L’abus de langage ne saurait masquer qu’il s’agit d’une numérisation et dématérialisation de textes conçus pour la forme livre (syntaxe, grammaire d’un écrit destiné à être pensé et formulé pour la forme page imprimée). Le livre numérique demeure à inventer, conçu dans les formes spécifiques d’écriture, de lecture et d’espaces mouvants – et non plus singulièrement fixes de la page – qu’autorisent les potentialités de la technologie numérique. Par quoi passera l’invention du vrai livre numérique ? La réponse peut se nourrir en creux des leçons qu’apporte la lecture de ce prodigieux Dictionnaire.
Une économie du don
À l’heure où se déploient les divisions financières qui en découdront dans les batailles annoncées pour la constitution de monopoles sur internet aux dépens de la gratuité et de son mythe, il convient d’apprendre de certains articles une réalité fondamentale : le livre a une économie politique, et plus encore relève d’une économie du don. L’exaltation de sa seule valeur d’usage, notamment celui de sa capitalisation pour le plaisir du texte autant que pour l’affichage d’apparat du statut et de la richesse de son possesseur (passez dans votre lecture d’un article à l’autre sur les grandes bibliothèques, largement princières en leurs origines premières) fut un élément moteur de sa valeur d’échange. L’économie industrialisée du livre s’est nourrie des progrès induits par l’économie du don.
Lisez l’article « Bibliophilie » : « En même temps qu’une passion individuelle, la bibliophilie fut souvent, et reste, une activité productrice. Ses interventions dans les champs de l’édition, des arts du livre, de la recherche, de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine livresque sont parfois déterminantes. » Quelques exemples relevés au gré de la lecture : pratique du fac-similé ; mécénat pour la création du livre par mobilisation « faisant appel aux plus prestigieux ou aux plus novateurs des typographes, des illustrateurs et des graveurs d’ornements de leur temps », ce qui bénéficia aux livres d’artistes et à l’art de la reliure (voyez, par exemple, l’invention de l’écoinçon) ; invention de normes pour l’histoire du livre (le terme « incunable » apparaît en 1640 pour la première fois sous la plume de Bernhard von Mallinckrodt dans son De ortu et progressu artis typographiae pour désigner tout ouvrage imprimé en Europe avec des caractères mobiles avant le 1er janvier 1501) ; sans oublier l’invention typographique (Robert Hunter Middleton réalisa plusieurs alphabets, notamment un Garamond en 1930 et un Bodoni en 1936, « très appréciés parce qu’ils assuraient un rendu particulièrement fidèle des originaux »). Dans cette économie du don qu’est la bibliophilie, « le plus important n’est pas l’image de loisir superfétatoire, de vanité luxueuse ou de passion clinique qu’en ont donnée ses détracteurs pour ignorer ce que pouvait être un livre. La bibliophilie est une éthique de la curiosité, un ensemble cohérent de gestes et d’attentions qui repose sur un système de valeurs et la maîtrise d’un savoir ».
En soulignant la solidarité organique, historique entre, par exemple, à quatre siècles d’intervalle, un Aldo Manuce, humaniste et imprimeur-libraire à Venise, et la presse typographique Cameron, ces trois volumes ne constituent pas, loin s’en faut, au sens littéraire, un « Tombeau pour le livre », mais un état des lieux, mémorisant les matériaux, les techniques, les créateurs et les diverses architectures. Il ne tient à rien que le lecteur-usager n’y lise un état de santé. Et qu’il ne se convainque que l’heure n’est pas, et de loin, venue d’une médecine moliéresque : la saignée numérique ne viendra pas à bout du relativement bien portant.