Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue.
De la pharmacologie
Bernard Stiegler
Coll. La bibliothèque des savoirs
ISBN 978-2081220355 : 20 €
La technique et l’objet transitionnel
Dans cet ouvrage, il s’agit pour Bernard Stiegler, directeur du développement culturel du Centre Pompidou et de l’Institut de recherche et de l’innovation, de poser un diagnostic de crise, à la fois esthétique et politique.
Stiegler s’est affirmé dès ses premiers ouvrages comme un penseur de la technique, pour lui consubstantielle à la fois de l’hominisation et de l’humanisation. Plus précisément, la technique selon Stiegler est transductive (le concept est de Simondon) : elle relève à la fois de l’individu et de la société, institue entre ces deux pôles une relation qui les ressource l’un à l’autre. Le paradigme de l’objet technique, écrit par ailleurs Stiegler, est l’objet transitionnel décrit par la psychanalyse de Winnicott. Cet objet en effet ouvre au jeune enfant l’espace d’un monde qui le dépasse, mais de par ce rôle même, menace la relation qu’il instaure en risquant toujours de l’occulter. De la même façon, écrit Stiegler, la technique est configuratrice de monde, et en cela même, risque. Comprendre la crise de la culture actuelle implique alors la mise en place d’une pharmacologie, d’un « […] discours sur le pharmakon appréhendé du même geste dans ses dimensions curatives et dans ses dimensions toxiques ».
La prolétarisation généralisée
La crise vient selon Stiegler de ce que la technique perd sa fonction médiatrice, s’autonomise, cesse d’être utile pour devenir addictive. L’individu est sans cesse sommé et motivé par des processus artificiellement entretenus de s’adapter et de se réadapter à un environnement technique en perpétuelle mutation. Il perd ainsi la familiarité à ses propres conditions d’existence, est en quelque sorte exproprié de lui-même, ne sait plus ce qu’il veut, ce qu’il aime, n’attend plus en somme que d’être séduit. La multiplication des phénomènes d’addiction, et de leur contrepartie, la multiplication des dysfonctionnements de l’attention, sont pour Stiegler particulièrement symptomatiques d’une désindividuation progressive de l’humain. Celui-ci cesse peu à peu de s’éprouver comme perspective singulière, comme différence positive, pour n’être plus qu’une puissance aveugle et vide.
On peut en ce sens parler d’une prolétarisation généralisée. Celle-ci se manifeste en particulier par une perte progressive des savoir-faire et des savoir-vivre, autrement dit de tout ce qui fait le grain de l’existence individuelle, tout ce qui, précisément, rend la vie digne d’être vécue. La crise de la technique est en résumé pour Stiegler une crise esthétique : ce qui s’effrite en effet, c’est bien ce qui nous lie dans un monde commun, autrement dit, ce qui donne une forme partageable à ce qui nous excède. Dès lors, on ne peut plus se rencontrer sur ce qu’on juge ou non valoir la peine d’être dit, pensé, aimé, parce qu’on ne peut même plus le faire entendre. Ce rétrécissement avive du même coup les conflits car, ce dont on ne peut plus parler, on le défend à coup d’invectives, d’anathèmes… ou alors on ne le défend plus, on se tait, on choisit l’indifférence.
Remettre du grain
Cette crise esthétique est pour Stiegler une crise politique. C’est un choix politique en effet que d’encourager un usage de la technique qui mine le transindividuel ; c’en est un autre de tenter de mettre en place un usage curatif de cette même technique. Les outils d’une telle politique sont brièvement évoqués à la fin de l’ouvrage : d’abord, favoriser une économie de la contribution, en généralisant des modèles économiques proposés par le logiciel libre, les Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les smart grids 1, etc.
Dans le domaine culturel en particulier : contribuer au développement de consistances dans lesquelles un espace transindividuel peut à nouveau venir s’ancrer : lieux qui donnent une personnalité à un espace urbain (comme la piazza Beaubourg), œuvres collectives, etc. Le numérique joue un rôle crucial dans ce projet. Le web propose déjà d’après Stiegler un nouvel espace transindividuel, avec ses lieux spécifiques, sa géographie propre. Il est un enjeu important pour une telle politique culturelle des consistances – politique dans laquelle, soulignons-le, les bibliothèques ont leur rôle à jouer. Avec la diffusion d’outils comme les iPhone, iPad, etc., numérique et réel sont d’ailleurs conduits à toujours plus d’hybridation (ce que Stiegler appelle l’ère de l’hypermatériel) : espaces urbains, espaces virtuels ainsi s’entretissent. Le cas du livre augmenté est, notons-le, emblématique de cette évolution. Celui-ci propose précisément une finitisation du web : il le plisse, y inscrit une perspective, y pose des limites… joue exactement le rôle que Stiegler prête aux consistances.
L’ouvrage, très ambitieux, synthétise ainsi une problématique philosophique complexe (les phénoménologues Husserl, Heidegger, Derrida sont convoqués aux côtés de penseurs de la technique que sont Simondon ou Leroi-Gourhan, de psychanalystes comme Freud, Winnicott et Lacan) pour nourrir de véritables propositions politiques. Il constitue aussi une bonne introduction à l’œuvre de Bernard Stiegler dont les problématiques traitées dans de précédents ouvrages sont récapitulées 2. Signalons toutefois que malgré la diversité des thèmes abordés, il s’agit bien d’abord d’un livre de philosophie : le lecteur aura peut-être à surmonter les difficultés de la terminologie employée pour s’y plonger 3.