Droit et littérature : des liaisons dangereuses ?
Catherine Duplat
Dans le cadre du Collège Belgique, créé par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, se tenaient les 23 et 30 mars 2011 trois conférences sur le thème « Droit et littérature », un courant très développé et depuis longtemps chez les Anglo-Saxons (« Law and Litterature »), comme l’expliqua brillamment l’académicien François Ost 1 lors de la conférence introductive. Dans ses livres, il s’intéresse aux œuvres de Sophocle (Antigone), Eschyle (Les Euménides), les Faust de Goethe, Robinson Crusoé de Defoe, Kafka, 1984 d’Orwell, Le meilleur des mondes d’Huxley, Sa majesté des mouches de Golding, toutes œuvres où le droit occupe une place essentielle dans la littérature. Shelley disait : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » et Tzvetan Todorov : « La littérature est un laboratoire expérimental de l’humain 2 ». F. Ost affirme que la connaissance du monde par le biais de l’imaginaire poétique affine la connaissance technique du droit que doit posséder tout juriste. La littérature permet à des juristes (et à tout individu !) l’acquisition de qualités d’expression, de qualités morales (empathie, psychologie) et de qualités d’imagination, importantes pour traiter des affaires juridiques.
Points communs et différences
Les différences d’abord. On peut les résumer par une formule : « Comme si » pour la littérature, « Comme ça » pour le droit. Car le droit codifie la réalité et la littérature met en question les conventions ; le droit garantit la sécurité juridique, et la littérature dérange : pour elle, le réel n’est qu’une des régions du possible. Le droit traite de personnes juridiques et la littérature de personnages. Le droit généralise, prévoit des lois pour tous ; la littérature est le domaine du singulier, qui mène cependant à l’universel.
Mais droit et littérature possèdent aussi des points communs : le droit présente parfois une force instituante alors que la littérature peut s’avérer forme instituée. Quid à ce propos ? Force instituante pour le droit, qui se révèle une puissante école d’imagination dans les grands récits fondateurs, par exemple dans les constitutions des États ; le président américain Obama, professeur de droit constitutionnel, le sait bien, lui qui a fondé son discours politique rassembleur sur les fondamentaux de son pays, rappelant les grands mythes fondateurs des États-Unis d’Amérique. Autre exemple en Afrique du Sud, lorsque Nelson Mandela et Desmond Tutu écrivent le préambule à la « Commission vérité et réconciliation » destinée à dépasser le régime d’apartheid, sans exclure aucun citoyen dans le nouvel État démocratique naissant : une belle fiction juridique est créée, intraduisible – « l’Ubuntu », signifiant « Ce que je suis, je le suis avec le groupe ». De l’autre côté, Ost parle d’une littérature parfois très instituée. Ainsi, rappelons que les représentations de tragédies grecques antiques étaient des évènements citoyens obligatoires, destinés à rappeler les lois de la cité et à expérimenter des solutions aux conflits possibles ou existants dans la société. De même, il existe toute une littérature axée sur des enjeux éthiques où la morale est presque plus importante que la fiction qui la porte : on songe à Camus écrivant et critiquant la colonisation française. Enfin, le style limite toujours le texte de fiction : la nécessité de compréhension langagière ne permet finalement pas de pousser jusqu’aux extrêmes les distorsions de la syntaxe d’une phrase ou du style d’un texte ; il restera toujours une exigence minimale d’intelligibilité. « Nul n’est censé ignorer le langage » disait Valéry.
François Ost termine actuellement la rédaction d’un livre sur Shakespeare et la loi, une thématique essentielle et courante dans les études sur le grand Will publiées en anglais, mais inédite en français ; on attend la publication de son ouvrage avec impatience.
Laurent Van Eynde est quant à lui philosophe et doyen de la faculté de philosophie, lettres et sciences humaines des FUSL (Facultés universitaires Saint-Louis 3 à Bruxelles). Il propose une lecture particulière du Richard II de Shakespeare, en référence à la théorie des « deux corps du roi ». Le roi possède un corps physique, faillible, et qui prend fin à sa mort comme pour tous les êtres humains, mais il possède aussi un corps mystique, divin : il porte en lui la nation, et ce corps ne meurt jamais. Van Eynde explique que Richard II ne se comporte pas en bon roi ; il est l’auteur d’assassinats, de détournements, etc. Il n’est pas à la hauteur de sa fonction car il se révolte contre celle-ci et abdique finalement. Il s’agit, avant l’heure, d’un personnage sartrien, se libérant des rôles institués, s’inventant lui-même, poète de sa propre déchéance. Il ne trouve sa dignité qu’à la fin, quand il est en prison. Richard II a refusé d’endosser le corps mystique du roi. S’opposant à cette interprétation moderne et fort intéressante, par Laurent Van Eynde, du personnage de Richard II, on rappellera que la critique interprète traditionnellement le personnage de ce roi shakespearien comme un faible.
Les procès de droit commun faits à des écrivains
Florence Richter est criminologue, membre du groupe de recherche « Droit et littérature » des FUSL, et rédactrice en chef de Lectures, la revue des bibliothèques au ministère belge de la Culture. Elle a publié un essai, Ces fabuleux voyous : crimes et procès de Villon, Sade, Verlaine, Genet (éd. Hermann, 2010), sur les procès de droit commun faits à des écrivains qui ont influencé leurs œuvres ; les procès concernant des œuvres littéraires (les « crimes écrits » comme celui de Madame Bovary de Flaubert) ne sont pas abordés. Villon tue un prêtre au XVe siècle, Sade est poursuivi pour des affaires de mœurs au XVIIIe, Verlaine condamné à Bruxelles pour avoir tiré au revolver sur Rimbaud, et Genet était un petit voleur « récidiviste ». Pourquoi ces écrivains sont-ils « délinquants » ? Comment la justice les a-t-elle traités ? Quels textes leur ont inspiré leurs actes, jugements et peines ? Si Villon et Verlaine sont, affirme Florence Richter, des « délinquants malgré eux », Sade et Genet par contre ont développé une morale à rebours, une « mystique du mal » qui fait l’apologie du crime et de la déchéance. Genet applique toujours des adjectifs jugés « nobles » à des sentiments réputés « vils ». L’enfant criminel est un gracieux voyou, l’assassin est glorieux, l’action infâme est belle, la déchéance signe de sainteté. F. Richter analyse avec brio l’imbrication essentielle de la vie, des faits judiciaires et de l’œuvre de ces quatre voyous de génie. Une approche passionnante pour une thématique importante : « droit et littérature » est un courant appelé à se développer et à prendre une importance capitale dans les enseignements du futur. •