Construire/aménager des bibliothèques à l'âge du numérique ?
Journée d'étude annuelle de l'ADBGV
Françoise Hecquard
L’Association des directeurs des bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France (ADBGV) proposait le 29 mars dernier sa journée d’étude annuelle à Clermont-Ferrand, au moment où cette ville finalise l’étude de programmation de sa grande médiathèque régionale.
Les organisateurs avaient fait le choix atypique de ne faire intervenir sur ce sujet que des non-bibliothécaires, alors même que nombre de non-usagers et d’élus professent le tout internet.
Impact du numérique sur les pratiques culturelles
Modérée par Marine Bedel 1, la première table ronde rassemblait Jérôme Dinet, chercheur en psychologie cognitive 2, Sylvain Fidenti, directeur des affaires culturelles de Valence, Hélios Azoulay, compositeur et directeur de l’Ensemble de musique incidentale 3, et Marc Kravetz 4, journaliste à France Culture.
Les intervenants se sont d’abord rejoints sur la modification du rapport à l’environnement induite par le numérique. Du « rêve d’enfant » qu’offre la Toile, avec son offre démesurée à portée de main, à l’impossibilité désormais de « se tâcher les doigts » quand on feuillette un journal numérique, il a beaucoup été question des évolutions symboliques dans cette première partie de la table ronde. La première conclusion apportée par Sylvain Fidenti est que ces questionnements symboliques sont très éloignés de l’approche actuelle de la construction des bâtiments de bibliothèque français.
Dans un deuxième temps, c’est la question de l’outil qui a été interrogée, et la problématique s’est déplacée du technologique au psychologique. Les phénomènes humains sont les vrais verrous sociétaux, bien plus que la technique. Les outils du quotidien sont progressivement remplacés par des appareils de plus en plus sophistiqués dont on ne comprend pas le fonctionnement, ce qui « crée une distorsion qui rend difficile de donner du sens à la réalité vécue » (S. Fidenti). « En réalité, on ne peut pas savoir si la pratique découle du nouvel outil ou si l’outil a été créé par une pratique nouvelle » (J. Dinet).
Dans ce contexte, le rôle des bibliothécaires est avant tout un rôle de médiateur : « La rencontre avec un auteur, avec un livre, est fondamentalement intime. En cela, les NTIC ne facilitent pas les choses » (H. Azoulay). Un rôle de facilitateur : « Avec vingt ans de recul 5, la question de l’équipement est de moins en moins la vraie question. La vraie fracture se situe entre ceux qui savent utiliser et les autres. On confond l’outil et la démarche intellectuelle qui nécessite un apprentissage » (J. Dinet). Un rôle de pédagogue : « On supprime peu à peu la possibilité d’hésiter, de débattre sur le savoir, car l’information – fiable ou pas, d’ailleurs – est en permanence disponible sur internet. La pratique du “copié-collé” élimine la démarche critique » (H. Azoulay). « Il ne faut pas penser qu’aux formations techniques pour les usagers. Apprendre à apprendre est indispensable aussi » (S. Fidenti). Et un rôle de fédérateur : « La fonction de médiateur reste indispensable. Il s’agit de fédérer des pratiques individuelles pour en faire des pratiques collectives » (S. Fidenti).
Les espaces du numérique en bibliothèque
La deuxième table ronde était modérée par Jean-Paul Oddos, chef de projet « Grande bibliothèque de Clermont-Ferrand », et rassemblait quant à elle Pierre Berger, de l’atelier d’architecture Badia-Berger 6, Pierre Franqueville, programmiste de la société ABCD Culture 7, Mirjana Rittmeyer, chef de projet du learning center de Lausanne 8, et Pascale Seurin, architecte d’intérieur 9.
À Lausanne, le numérique n’a pas eu de conséquence particulière sur la conception du bâtiment. Mirjana Rittmeyer ne peut que constater que, malgré un gros travail de réflexion et de concertation avec les usagers, mené en amont par les professionnels, les architectes japonais du learning center ont suivi leur propre idée et ont, notamment, supprimé toutes les cloisons, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de fonctionnement.
Pierre Berger constate : « [De nos jours], les architectes veulent faire des bâtiments dans lesquels on a envie d’aller et de rester et qui fassent sens dans la ville. Il s’agit de réaliser des bâtiments adaptables et des espaces lisibles et contrôlables, qui soient aussi des “bouts de ville”, autrement dit accessibles à tous… Il est indispensable qu’il y ait un relais professionnel ». De son côté, Pascale Seurin souligne que « l’essentiel c’est le programme. Or, on y parle souvent plus de surfaces que de contenu et le sens général du projet n’est pas discuté avec l’architecte ».
Les questions de la qualité des différents acteurs du projet et de la relation qu’ils entretiennent sont en effet considérées comme essentielles par l’ensemble des intervenants. Pierre Franqueville se demande d’ailleurs si les rôles ne devraient pas être redistribués : « Il est nécessaire d’opérer un tuilage des interventions des acteurs, plutôt que le système de juxtaposition actuel […]. Il s’agit désormais de moduler un ensemble d’espaces intérieurs, en fonction des usages, et l’architecte n’est pas le mieux placé pour définir ces usages. »
Et ces usages évoluent. Pour Pierre Franqueville, toujours, « le premier outil numérique c’est le téléphone portable. Il entraîne des comportements nouveaux : les pratiques du privé envahissent l’espace public. Cela impacte la conception qu’on peut avoir du “comportement normal en bibliothèque” : on constate un détournement incessant des équipements par le public ». Pierre Berger recentre la problématique des bâtiments sur la mise en valeur de l’offre de la bibliothèque : « La question d’un projet de bibliothèque ce n’est pas tellement de trouver des espaces pour le numérique mais de mettre en valeur l’offre de service, dont les collections. Comment se fait-il que les médiathèques soient souvent si peu attractives, comparées aux bonnes librairies ? Il y a un travail de présentation, de détente, de communication. Une des questions de fond actuellement est la densité des collections : quand on cherche la convivialité, cela nécessite de l’espace. »
Les bibliothèques sont dorénavant vues comme des lieux de rencontre avant tout : « À Cergy, par exemple, on est sur une accumulation de fonctions, avec la volonté d’un brassage social, ce qui est très intéressant mais très compliqué à gérer et à rendre lisible. Certains publics s’égarent dans la médiathèque, ce qui est un des objectifs, mais cela pose notamment un problème de sécurité des collections » (P. Berger). « La notion de “3e lieu” convient bien aux bibliothèques qui se prêtent plus facilement que d’autres équipements à l’ajout d’autres fonctions sociales. Les bibliothèques sont des “équipements de flux”, traversés par des publics non traditionnels, qu’elles peuvent “récupérer” au passage ; ce sont des “attracteurs urbains”, elles ont une capacité d’attirance qu’il faut travailler. Et cela change nécessairement la nature du lieu : on n’est plus dans le stock mais dans le flux, plus dans le lieu mais dans le passage » (P. Franqueville).
L’absence de recul
Le problème est, là aussi finalement, l’absence de véritable recul.
À la question finale de Jean-Paul Oddos, « l’architecture doit-elle marquer le changement en cours, être un signal dans la cité ? », Pierre Berger répond par l’identité du bâtiment : « Avant, les projets de médiathèque étaient emblématiques. Maintenant, il s’agit plus de “donner une couleur” au bâtiment : son architecture doit parler de l’activité qui s’y déroule. » Et Pierre Franqueville défend le geste architectural : « Il faut une architecture manifeste : une localisation, une structure, adaptée au programme, avec des choix tranchés. Et l’attention doit être portée sur le risque de banalisation de bâtiments très novateurs et de caractère, qui viendrait de la réduction aux aspects fonctionnels par les utilisateurs. »
La tonalité générale des débats fut l’éloge de la diversité dans l’unimédia. La question que pose le numérique c’est la nécessité de « prendre de la distance alors même qu’on manque de recul ». Les bibliothécaires peuvent apporter des repères aux publics, à l’intérieur de ce qu’il faut dorénavant voir comme des parcours, ce qui suppose d’adopter le point de vue de l’usager et de s’écarter de la rationalité bibliothéconomique traditionnelle. Les bibliothèques ne sont plus des lieux de stockage mais de valorisation des connaissances. Elles sont de moins en moins appelées à se définir par le périmètre de leurs collections ou de leurs bâtiments, ou même par la conduite de grandes missions, mais par la réussite de projets et d’expériences, menés de plus en plus en fonction du contexte local. Il s’agit désormais de réfléchir en termes de propositions transversales plutôt que de périmètre. •