Refonder l’université : pourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire

par Thierry Ermakoff

Olivier Beaud

Alain Caillé

Pierre Encrenaz

Marcel Gauchet

François Vatin

Paris, La Découverte, 2010, 274 p., 22 cm
Coll. Cahiers libres
ISBN 9782707166463 : 19 €

Refonder l’université – vaste programme aurait pu dire de Gaulle, il en savait quelque chose, de Gaulle, qu’à force de le grandir, on finirait par regretter.

Cet ouvrage – sorte d’urgence universitaire – fait suite à la longue grève du printemps 2009, premier conflit professionnel des universitaires, selon l’expression des auteurs. L’ouvrage est collectif : il est l’œuvre, en partie, du mouvement dit des « refondateurs », placé en marge des organisations syndicales traditionnelles. Cette grève est à la fois compréhensible par l’ampleur des réformes engagées, par les inquiétudes portées après l’adoption de la loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités du 10 août 2007), et surtout l’adoption du décret relatif aux modalités de service des enseignants-chercheurs ; compréhensible parce que le passage aux RCE (responsabilités et compétences élargies) entraîne de potentiels bouleversements dans le mode de « gouvernance » des universités, en particulier, on s’en souvient, avec l’élection d’un conseil d’administration plus réduit et d’un président aux pouvoirs étendus. Mais cette grève est incompréhensible par son ampleur même : pourquoi maintenant ? pourquoi si tard ? Au-delà du facteur déclenchant que fut le discours du président Sarkozy, le 22 janvier 2009 : « Plus de chercheurs statutaires, moins de publications, et, pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50 % de moins qu’un chercheur britannique dans certains secteurs. Évidemment, si on ne veut pas voir cela, je vous remercie d’être venus, il y a de la lumière, c’est chauffé. » Si ce mouvement s’ouvre à cette date-là, il semble se clore alors que paraît l’article de Marcel Gauchet dans Le Débat n° 156 de septembre-octobre 2009, « Vers une “société de l’ignorance” ? ».

Cet ouvrage tente de répondre à cette contradiction peut-être apparente : pourquoi, alors que l’université absorbe tant bien que mal des milliers d’étudiants supplémentaires (300 000 en 1960, 2,2 millions en 2006), pourquoi, alors qu’il n’a jamais existé, selon l’expression d’Antoine Compagnon, de « véritables universités en France », elles « tournent quand même », pourquoi ce mouvement si rude ? Les auteurs s’attachent honnêtement, rigoureusement, à analyser la situation : l’enseignement supérieur au fil des années, des siècles, s’est balkanisé : universités, puis grandes écoles, puis les IUT, les classes préparatoires, les classes post-bac (BTS). Ils rappellent que le baccalauréat est le premier grade universitaire. De tout cet ensemble composite, seule l’université ne pratique pas la sélection à l’entrée : et, de fait, elle devient un enseignement supérieur par défaut, les bacheliers préférant choisir, quand ils le peuvent, des enseignements à visée plus directement professionnelle.

La loi LRU et ses avatars, dont les auteurs rappellent qu’ils sont issus d’un compromis entre le Ministère, la CPU (Conférence des présidents d’université) et l’Unef (Union nationale des étudiants de France), ne laissent pas d’inquiéter, comme ne laissent pas d’inquiéter les projets d’excellence (voir à ce sujet : « L’excellence, ce faux ami de la science », de Philippe Buttgen et Barbara Cassin, in Libération, 2 décembre 2010), l’éclatement territorial (voir : L’université sans illusion, sous la direction de Pierre Jourde, L’Esprit des péninsules, 2007, épuisé mais disponible dans toutes les bonnes bibliothèques), l’éclatement des disciplines comme une fuite en avant, l’université comme deuxième – voire troisième choix – des étudiants, la poursuite des études pour échapper au Pôle emploi, sorte de compromis général, et enfin : le mépris envers les fonctionnaires et plus particulièrement les professeurs des écoles, du secondaire, des universités.

Ce livre nous rappelle fort opportunément que la crise de l’université remonte à la plus haute Antiquité. Qu’elle a vécu mai 1968, la loi Faure, la loi Savary, et leurs revers, 1986 et la loi Devaquet avortée ; cet ouvrage ressort des gouffres de l’Histoire, où elle était justement tombée, Alice Saunié-Seïté, mais qui donc s’en souvient ? Ce livre n’est pas complaisant avec ses acteurs, mais il est parfois incomplet, nous y reviendrons. Les auteurs n’éludent pas la question des corporatismes, des relations professeurs/maîtres de conférence, ce qu’ils appellent « l’anomie de la vie universitaire ». Réaffirmant le rôle de l’universitaire (et, à ce titre, le livre dirigé par Pierre Jourde est tout à fait indispensable), et son autonomie face à l’État – paradoxe puisque c’est l’État qui pourvoit au financement –, nous pouvons y être sensible, nous qui sommes conservateur de bibliothèque, soucieux et sourcilleux sur la politique d’acquisition que nous menons, en quelque sorte la partie scientifique de notre métier.

Cet ouvrage se termine par une série de onze propositions qu’il serait sans doute sain de discuter collectivement ; mais il laisse dans l’ombre toute une zone qu’il faudra bien un jour éclairer de vives lumières : les enseignements de sciences économiques. Prôner la liberté totale de l’enseignant signifie aussi qu’il faut un bilan réellement critique de certaines théories dites académiques : et la porosité entre économie et État, entre certains enseignants et pouvoir politique, est très forte. Contrairement à ce qui est parfois annoncé comme une évidence (mais qui doit se comprendre surtout pour les sciences humaines [philosophie, sociologie] et les sciences dures), les liens entre universitaires et élus sont denses : parfois, ce sont les mêmes. Et ce sont bien les mêmes présidents d’université, élus par leurs pairs, qui effraient certains enseignants chercheurs, qui font, il est bon de le rappeler, entrer dans les conseils d’administration le monde économique, qu’on appelle de façon euphémisée « la société civile », et c’est bien l’université américaine qui a produit le pire : l’école de Chicago, les golden boys et Milton Friedman. Il est urgent de lire (pour ceux qui ne l’auraient pas fait) Les ravages de la “modernisation” universitaire en Europe, sous la direction de Christophe Charles et Charles Soulié  1, et La stratégie du choc de Naomi Klein  2, et, bien sûr, l’article de Marcel Gauchet précité, reproduit en fin d’ouvrage.

  1. (retour)↑   Éditions Syllepse, 2008.
  2. (retour)↑   Édition Actes Sud/Lemeac, 2008.