Enjeux politiques du document numérique : actes de la troisième conférence Document numérique et société
Paris, ADBS Éditions, 2010, 373 p., 24 cm
Collection : Sciences et techniques de l’information
ISBN 978-2-84365-127-4 : 27 €
Le présent ouvrage, Enjeux politiques du document numérique, est constitué par les actes de la troisième conférence « Document numérique et société » qui s’est tenue à Aix-en-Provence, les 15 et 16 novembre 2010. Les coordinatrices, Évelyne Broudoux et Ghislaine Chartron, ont choisi, « à l’heure des réseaux sociaux, de l’offensive d’acteurs technologiques sur la maîtrise des contenus, d’investissements publics inédits dans l’économie numérique », deux axes privilégiés pour aborder ce vaste sujet : « les reconfigurations des politiques, des pouvoirs, des autorités sur les contenus », et « les acteurs politiques et le document numérique ».
Comme il est d’usage de l’écrire dans ces cas-là, il n’est pas possible de rendre compte ici, de manière détaillée ni même superficielle, des 18 contributions proposées dans le volume. C’est aussi un moyen commode de n’en retenir que celles qui « font sens », du moins à notre avis, et de ne pas être obligé de dire du mal (et encore moins du bien) de certaines autres.
Utopies et appétits
L’intervention frontispice de Jean-Michel Salaün, « Web et théorie du document : utopie des ingénieurs et appétit des entrepreneurs », sans renouveler le sujet, propose, sous le savoureux intitulé de « Rappel de Pédauque », les trois acceptions du terme « document » : formelle (de forme), intellectuelle, sociale. À sa façon, l’auteur décline les thèmes qui sourdent de nombre de contributions, ceux de la « science du web », toujours et forcément en devenir, ceux de la maîtrise de l’objet, concept bien hésitant dans le monde numérique, et les deux axes que constituent la recherche par le texte et la relation entre humains, qu’illustre pleinement le combat actuel entre Google (dépassé ?) et Facebook (dominant ?). D’évidence aussi, l’opposition entre « utopie » et « appétit » est une proposition plus qu’irréfutable, même si on pourra considérer par contre que l’une n’est pas toujours du côté des ingénieurs, et l’autre pas toujours du côté des entrepreneurs.
En témoigne, d’une certaine manière, l’intervention de Marc Bassoni sur « Les pratiques documentaires des journalistes à l’heure des nouveaux médias : une rupture programmée », où l’auteur montre, sinon démontre, que les journalistes ne sont plus, ou plus seulement, des « “passeurs” de nouvelles, mais qu’ils investissent désormais le champ cogéré (avec des communautés expertes) de la “médiation de connaissances” ». Même si le rôle de passeur reste axionomique du métier, de la façon dont il est pratiqué comme des pratiques de formation, « le choc de l’intelligence collective » oblige à le repenser, le journaliste n’étant plus lors qu’un des acteurs des « communautés expertes au service de la médiatisation des questions sensibles ». On pourra rester sceptique sur l’avancée que peut constituer une telle mutation, au regard par exemple des pratiques de lobbying menées dans certains cénacles (européens ?) qui substituent l’avis de spécialistes patentés et appointés à celui de décideurs, politiques ou médiatiques. On pourra aussi souligner, non sans ironie, que les bibliothécaires empruntent le même chemin, celui de la participation à la création de connaissances, mais que, et au rebours des journalistes, loin de le considérer comme une dépossession, ils l’investissent avec enthousiasme.
Assujettissement social et asservissement technique
D’autres contributions, consacrées notamment à la politique d’accès aux documents publics – où l’on voit que la France fait encore pâle figure par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni –, mériteraient d’être signalées, mais ce sont deux apports complémentaires et pourtant si différents qui constituent l’originalité principale du volume, celui de Brigitte Simonnot sur « Les médiations dans l’accès aux documents en ligne : pouvoir et autorité des moteurs commerciaux » et celui de Jean-Max Noyer et Maryse Carmes, « Les interfaces machiniques comme problème sémio-politique ». Cette seconde approche est plus complexe et plus exigeante, qui suppose l’appréhension de quelques principes de base en sémiologie, pour mieux comprendre l’interrogation sur l’« assujettissement social et [l’]asservissement technique », mais, comme l’on dit familièrement, « ça en vaut la peine ».
L’analyse de Brigitte Simonnot est plus « simple », mais tout aussi éclairante, stimulante, provocatrice presque malgré elle : « pourquoi parler de politique pour les moteurs de recherche ? », pose-t-elle d’emblée, comme si ces outils (comme toute la démarche scientifique, on le sait bien) n’étaient pas neutres, de simples « passeurs » comme évoqué plus haut. Parce que la collecte des documents par les moteurs est automatique, elle n’en est pas moins, et fortement, politisée : exclusions, censures, manipulations, sélections aux critères douteux, font partie du quotidien secret mais avéré des principaux moteurs. Surtout, comme « toute politique documentaire repose sur l’analyse des besoins des usagers », il en est de même des moteurs, qui tentent de pallier la pauvreté de la syntaxe de requête des utilisateurs par une ergonomie séduisante, mais pas toujours efficiente, qui aboutit bien souvent à une « réification des pratiques informationnelles ». D’ailleurs, s’agit-il de « répondre aux besoins informationnels ou [de] susciter le désir » ? Un texte vraiment éclairant, voire indispensable, à qui veut croire à l’avenir et au renforcement du rôle des médiateurs que nous sommes.
Même s’il est injuste de s’y limiter, les quatre textes cités justifient à eux seuls de l’intérêt d’Enjeux politiques du document numérique, puisque, si certaines autres contributions laissent perplexe, voire hostile, cette perplexité et cette hostilité sont constructives et passionnantes, nous amenant bien au-delà de « l’horizon des machines » auquel on limite si souvent notre réflexion.