Machines à écrire : littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle
Isabelle Krzywkowski
Coll. Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques
ISBN 978-2-84310-151-9 : 29 €
«Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques ». C’est le beau titre de la collection initiée par l’université Stendhal de Grenoble dans laquelle paraît le livre d’Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire, titre auquel, pour bien en comprendre l’intention, il faut forcément accoler son sous-titre, Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle. Car, s’il s’agit de fait d’analyser les influences, conséquences, avatars, des mutations technologiques, de l’ère industrielle advenant jusqu’au XXIe siècle balbutiant, sur les pratiques d’écriture des romanciers et autres littérateurs, il s’agit aussi du rebours : comment les écrivains, les poètes, d’autres, s’emparent de ces mutations pour en faire œuvre.
L’auteur, modeste ou faussement modeste
Machines à écrire est ce que l’on appelle un ouvrage « savant ». L’auteur, modeste ou faussement modeste, semble s’effacer derrière un déluge de citations et autres références, dont la liste n’occupe pas moins de 21 pages de « corpus » et 36 pages de bibliographie. On pouvait lors craindre d’avoir à lire l’un de ces ouvrages académiques qui sont de pures compilations et où, justement, c’est la bibliographie qui fait le prix intellectuel du travail, sans que le lecteur bibliothécaire – donc néophyte ? – puisse y trouver son compte. On l’aura d’emblée compris, il n’en est rien avec le livre d’Isabelle Krzywkowski qui, on l’espère, ne nous en voudra pas de considérer que, avec un tel patronyme, elle était plus que destinée à écrire sur les « machines à écrire », dont un magnifique modèle orne la couverture du volume.
C’est que, d’une part, corpus et bibliographie sont enlevés dans des ensembles stimulants quoique complexes, qui brassent avec une aisance qui rendrait jaloux époques, mouvements artistiques ou littéraires, considérations historiques, sociales, économiques… ; et que, d’autre part, et finalement, ayant choisi, « pour ne pas épuiser le lecteur », de rejeter en fin l’ensemble des titres exploités, l’auteur stimule notre curiosité, notre agacement, voire notre honte, de citer, il faut l’avouer, tant de choses qu’on aurait envie de lire, poèmes, essais, réfutations, pamphlets, odes, etc.
Les rapports entre la « machine » célébrée par les futuristes italiens et l’art, la littérature, sont tumultueux, embrouillés, contradictoires, parfois baroques. Mais ils sont, et ce n’est pas l’un des moindres mérites de Machines à écrire que de nous informer que, dès sa naissance, « la machine ne peut être exclue du champ esthétique », même si Théophile Gautier considère abruptement, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, que « tout ce qui est utile est laid ». « Le lien est indubitable entre les arts et les technologies », et va bien évidemment se complexifiant au fur et à mesure d’avancées technologiques qui induisent la création de nouvelles disciplines artistiques (le cinéma, la photographie, les arts numériques), de nouvelles catégories – la science-fiction, même si les puristes considéreront à juste titre qu’elle est née bien avant le XIXe siècle – et de nouveaux modes de manipulation, pardon de « traitement des données », comme, last but not least, l’informatique.
Deux moments dans le livre
Il n’est pas possible dans le cours de ce compte rendu de rendre compte de l’ensemble des parties du livre, qui se construit autour de trois fort séduisantes volontés, « Penser avec la machine » ; « Dire la machine » ; « Écrire avec la machine », sans oublier une remarquable introduction à l’ensemble, composée de deux « liminaires », une « brève histoire du rapport aux techniques » et « du merveilleux à l’étrange », introduction dont le lecteur pressé (qui ne l’est pas, de nos jours) pourrait se contenter, ce qui serait fort dommage. Contentons-nous donc, pour induire chez le lecteur une frustration fondatrice et aguicheuse, de saisir deux moments dans le livre.
Première esquisse : « Aliénation : automates humains ». Ou comment, dès le XIXe siècle, la machine est perçue comme un mode d’esclavage pour l’être humain, que ce soit dans la littérature sociale d’Heinrich Heine dans Les tisserands de Silésie, beaucoup plus tard et évidemment dans le Charlot des Temps modernes, jusqu’au roman de François Bon, en 1982, Sortie d’usine. Ces trois exemples non comme exergue, mais comme preuve de ce qu’Isabelle Krzywkowski va puiser large, et profond, la finesse d’une analyse qui, sans céder à l’orgueil, n’a pas non plus l’humilité qu’on lui prêtait plus haut. Tiens, une, au hasard, pour ordonner vraiment à la lecture du livre : « La première machine est la bête-à-deux-dos », « dit laconiquement Saint-Pol Roux » dans Vitesse, de 1973, qu’on aurait furieusement envie de découvrir (est-il dans « Google Recherche de livres » ?). La machine à l’aliénation de l’homme, l’homme à l’aliénation de la machine.
Deuxième esquisse, aussi féconde, moins attendue : « Le théâtre des machines ». Où comment l’univers de la scène est l’un des « lieux d’expérimentation des technologies », tout à la fois dans ses coulisses (« la machinerie théâtrale ») et dans ses représentations, qui ne s’affirment réellement qu’à la fin du XIXe siècle, où l’on transpose Zola à la scène, et surtout au XXe siècle, avec la Dynamo d’Eugène O’Neill, montée en 1928, qui prend comme décor une centrale électrique, et qu’on aimerait, donc, voir ! Les années soixante seront, à cet égard, les plus critiques : Le cimetière des voitures de Fernando Arrabal, La construction, d’Heiner Müller. Tiens, une, au hasard, et que, pour une fois, on a lu, et écouté, le fameux Pour en finir avec le jugement de Dieu (quel beau titre), « conférence » d’Artaud en 1947, qui « explore tous les effets sonores et tire parti de la distance et de l’étrangeté de cette voix “sans organe” pour laquelle la machine est, à proprement parler, devenue médium ».
Ce ne sont là que quelques fragments, glanés aux bonheurs d’un projet à l’étrangeté salutaire. Machines à écrire cède bien évidemment aux discours sur « l’immatérialité ». Mais il le fait ultimement, sur quelques pages seulement, et avant que de se clore sur un envoi plein d’espérance, celui que « la génération actuelle [de littérature] », intégrant la révolution technologique à son propos et à ses modes, puisse la dépasser, de telle façon que « plus rien [n’interdise] alors de revenir à la subjectivité, au document, ou même au Beau ». On se permettra de trouver cette dernière acception majuscule bien illusoire. Mais on laisse le soin à l’habile lecteur de se faire lui-même son idée.