Lire entre les lignes : une approche du livre et de la lecture

par François Rouyer-Gayette

Jean-François Gilmont

Noville-sur-Mehaigne (Belgique), Esperluète, 2010, 42 p., 23 cm
Collection [dans l’atelier]
ISBN 978-2-35984-009-4 : 13 €

Quarante-deux pages pour résumer une histoire millénaire, celle du livre et de la lecture, telle est la gageure (réussie) de l’ouvrage de Jean-François Gilmont  * de l’Académie royale de Belgique. Dans un petit livre élégant aux couleurs acidulées, l’auteur nous conte cette épopée comme s’il s’agissait d’une promenade (presque) champêtre dans une forêt de symboles et d’outils d’émancipation de l’homme.

De l’écriture au livre puis à la lecture

L’écriture naît dans des sociétés sédentaires dont l’économie est fortement structurée, comme un outil d’échange purement utilitariste. Elle se transforme progressivement pour évoluer d’une simple reproduction de la chose signifiée à un idéogramme. Celui-ci renvoie à ce que l’auteur appelle une « constellation sémantique plus abstraite ». Ainsi se crée un lien entre le signe et le sens, sans qu’apparaisse dans un premier temps une correspondance entre signification et expression orale, comme s’il s’agissait d’un rébus.

Il faudra attendre 1500 av. J.-C pour que les Sémites inventent ce qui deviendra plus tard un alphabet en décomposant les mots en lettres. C’est cette découverte qui est la source de l’ensemble des écritures connues. Avec l’invention des voyelles, les ambiguïtés des alphabets consonantiques vont disparaître, afin d’éviter que certains mots possèdent plusieurs interprétations. Cette écriture ne permettra pas cependant de disposer immédiatement de livres, et la question du support connaîtra de nombreux développements, du papyrus au codex. Mais grâce à l’écrit puis au support, la pensée va se transformer en créant un lien entre symboles et parole. Le jaillissement de celle-ci transcende le temps en offrant un nouvel espace d’interprétation et de création. Ainsi, cette pensée dépasse sa fonction première d’aide-mémoire, elle devient le fondement d’une construction mentale qui permet toutes les libertés constituant la charpente d’une réflexion en devenir. Pour solidifier l’édifice, la ponctuation jouera son rôle en structurant le tout, en en facilitant la lecture afin que chaque lecteur puisse « brouter », « chasser » et « discuter » des textes et plus particulièrement de la Bible. De ce besoin de repères, d’organisation, le livre « humaniste » gardera sa rigueur, qu’il perdra cependant à la Renaissance au moment où l’idée du plaisir de lire naît enfin.

Du manuscrit au livre de poche

Pour Jean-François Gilmont, l’invention de l’imprimerie est la deuxième naissance du livre. Évolution lente nécessitant qu’elle s’affranchisse du cadre de sa conception et de la reproduction du manuscrit, l’imprimerie confronte l’homme aux questions de modélisation. Rien n’y échappe : de l’alphabet à la ponctuation, tout, tout doit être uniformisé, normé, afin que « la maîtrise de l’espace imprimé » puisse en démultiplier la diffusion. L’Histoire fera le reste, et dans cette Europe en proie aux bouleversements, une cause à défendre, la Réforme, trouvera dans le livre le vecteur de sa propagation. Alors que l’imprimé acquiert ses lettres de noblesse, l’ensemble des acteurs qui concourent à la création, la fabrication et la diffusion de la pensée commence à se structurer. L’imprimeur-éditeur-libraire va connaître ainsi une lente évolution, une révolution tranquille, puis l’ensemble va se dissocier pour parvenir à « l’Âge d’or ». Tout ceci n’aurait pas été possible, comme le précise l’auteur de cet ouvrage, sans une profonde évolution de nos sociétés, qui s’émancipent grâce à l’alphabétisation et à l’industrialisation.

Et demain

Construit sur un modèle daté, celui du XIXe siècle, qui s’est cependant diversifié pour la distribution, alors même qu’il se concentrait pour l’édition, l’avenir du livre sous sa forme papier doit s’envisager, selon Jean-François Gilmont, avec sérénité. Certes, il va abandonner sa position monopolistique pour emprunter des voies nouvelles, mais c’est pour s’enrichir, être dans l’hypertexte et la réalité augmentée, car le besoin de traces, de transmission, demeure.

Lire entre les lignes se lit comme un roman dont on connaîtrait toute l’intrigue et tous les personnages. Il est une « madeleine de Proust », un aide-mémoire, un repère toujours nécessaire comme une entrée en matière ou bien comme une synthèse : le livre du livre.

Écrit dans une langue précise au propos toujours subtil, il est un ouvrage des liens chers à Eugène Morel, car il met toujours en perspective l’écriture, le livre et la lecture, resituant le tout dans l’histoire de la pensée et du développement économique. Son iconographie variée et peu habituelle, sa mise en page subtile et aérienne font que ce « grand petit précis » s’adresse à tous les enfants de 7 à 77 ans.

  1. (retour)↑   Spécialiste de l’histoire du livre et de la lecture et plus particulièrement de celle du livre réformé au XVIe siècle, Jean-François Gilmont a été conservateur de la bibliothèque de théologie à l’université catholique de Louvain et chargé de cours sur l’histoire du livre. Il a publié des études sur l’éditeur Jean Crespin mais aussi sur les ouvrages théologiques de Jean Calvin et a été président de l’Association professionnelle des bibliothécaires et documentalistes de Belgique.