Bibliothèques et sciences de l'information, quel dialogue ?
23es entretiens du Centre Jacques Cartier
Livia Rapatel
Confrontées à un monde en profonde mutation, les bibliothèques, organismes culturels et scientifiques, doivent repenser leurs pratiques et leur positionnement. Face à de tels défis, qu’attendent les bibliothécaires de la recherche ? Quels thématiques et projets de recherche répondraient à leurs besoins ? Les sciences de l’information peuvent-elles apporter une réponse aux enjeux actuels ? Croiser les approches et les expériences de bibliothécaires et de chercheurs en sciences de l’information européens et nord-américains, pour répondre à ces questionnements, tel était l’objectif du colloque organisé par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et la School of Information Studies (SIS) de l’université Mc Gill de Montréal dans le cadre des 23es Entretiens du Centre Jacques Cartier, les 23 et 24 novembre 2010.
Le faible nombre des participants dans la salle était sans doute une première réponse à la question posée et elle confirmait concrètement ce que les différents intervenants ont exposé durant ces deux journées : le constat d’un dialogue compliqué, ténu, empreint de méfiance et de méconnaissance réciproque ; un voisinage distant entre une discipline académique, les sciences de l’information, et les professionnels qui travaillent dans ce domaine.
Le fossé entre chercheurs et praticiens en France et en Amérique du Nord
Les raisons de cet éloignement sont diverses. Anne-Marie Bertrand, directrice de l’Enssib, a souligné, dans sa conférence introductive, l’incapacité à définir le champ scientifique des sciences de l’information et des bibliothèques, pour conclure que cela équivaut à vouloir « marier la carpe d’une discipline et le lapin d’un objet, le livre, la bibliothèque […]. La bibliothèque est un objet scientifique qu’une seule discipline ne saurait épuiser ». Une autre explication serait le fossé existant entre chercheurs et praticiens. Les premiers fixés sur le long terme reprochent aux seconds de ne pas contribuer à la valorisation de leurs travaux, tandis que les seconds ancrés dans le court terme accusent les premiers de développer des programmes de recherche ayant peu ou pas de bénéfices concrets pour l’avancement de la profession. Mais si les chercheurs universitaires ne parviennent pas seuls à répondre aux besoins des professionnels pourquoi ces derniers ne s’engagent-ils pas dans des projets de recherche ? Les écoles de bibliothéconomie qui ont développé des formations aux méthodes de recherche font le constat que peu d’étudiants choisissent ces profils. Une des raisons de cette absence d’investissement en Europe, mais aussi en Amérique du Nord, est probablement le peu d’exigence des employeurs en matière de capacités et d’expérience en recherche et l’absence d’incidence sur le déroulement de carrière des professionnels des bibliothèques. Clément Arsenault, de l’université de Montréal, a cité des études aux conclusions divergentes sur les apports du modèle existant aux États-Unis et au Canada anglais, où les bibliothécaires bénéficient dans certains milieux académiques du statut de professeur, font de la recherche et publient dans des revues scientifiques. Certaines avancent que cela contribue à renforcer les liens entre praticiens et chercheurs et accroît les possibilités de collaboration sur des projets de recherche, d’autres au contraire sont moins enthousiastes et des chercheurs académiques y sont fortement opposés. Albert Poirot, directeur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, qui est intervenu, le deuxième jour, sur les attentes des bibliothèques françaises en matière de recherche, a fait état d’une mini-enquête qu’il a réalisée sur les forums professionnels ; dix collègues seulement ont répondu – deux de la Bibliothèque nationale de France, un travaillant dans une bibliothèque municipale et sept travaillant dans des bibliothèques universitaires. Faut-il en conclure, a-t-il fait remarquer, que le terme sciences de l’information laisse les professionnels « circonspects, cois et interdits » ?
Mais alors, pourquoi la rencontre ne se fait-elle pas ou ne se fait-elle pas vraiment ? Plusieurs hypothèses ont été évoquées : le peu de porosité entre les travaux de la recherche et la pratique sur le terrain ; des professionnels qui ont besoin de certitudes pour donner du sens à leur travail alors que les chercheurs se complaisent dans le doute ; l’absence de véritables instances de rencontre ; l’évitement du terme « bibliothèque » dans les demandes de subvention pour les programmes de recherche en Amérique du Nord car il n’est pas « vendeur » ; en France, une formation qui a été pendant longtemps coupée de l’université et le positionnement ambigu du bibliothécaire conservateur au sein de l’université.
Quelques pistes pour améliorer la collaboration
Malgré le constat partagé d’un dialogue difficile, des intersections et pistes pour améliorer et favoriser la collaboration entre milieux professionnels et académiques ont été évoqués. Ainsi, Andrew Dillon, de l’université du Texas à Austin, a évoqué certains programmes de recherche des iSchool aux États-Unis qui bénéficient d’un agrément de l’ALA (American Library Association). Par ailleurs, chercheurs comme bibliothécaires s’accordent pour reconnaître l’importance que l’on doit accorder à la recherche fondamentale pour consolider les assises théoriques d’une science encore jeune, mais aussi sur la nécessité d’encourager les partenariats en menant des études de cas ou de recherche-action permettant de réaliser des expériences en lien avec les préoccupations concrètes du terrain. Ce type de collaboration présente l’avantage de pouvoir contribuer à l’alimentation de bases de connaissances tout en favorisant l’avancée théorique de la discipline. Réjean Savard, de l’université de Montréal, a lancé un appel aux bibliothécaires à prendre en main la recherche sur leurs institutions : « Si les bibliothécaires ne le font pas, qui le fera ? » La question des modalités a également été posée ; pour certains, l’obtention de la thèse est le point de passage obligé, la seule manière d’obtenir la reconnaissance du monde académique. Hélène Richard, inspectrice générale des bibliothèques, pense au contraire que chacun doit rester à sa place. Les conservateurs de bibliothèque en France sont des personnels scientifiques qui ont en charge la constitution des collections, ils sont des producteurs de savoir et leur relation aux chercheurs doit plutôt se situer dans une relation de partenariat fécond. Albert Poirot, déjà cité, propose, dans un contexte d’allongement des carrières et de réflexion sur la mobilité des directeurs de bibliothèques, de favoriser des parcours professionnels permettant une alternance de phases de responsabilités intenses et de phases de moindre tension. Cette possibilité offrirait de réelles opportunités pour s’investir dans l’enseignement et la recherche.
Ces deux journées d’échanges et de débats, riches et denses, ont certes montré le chemin qui reste à parcourir des deux côtés de l’Atlantique pour faciliter le dialogue et la coopération entre chercheurs et professionnels des bibliothèques, mais espérons surtout qu’elles auront contribué à identifier les points de fracture et à poser des jalons pour susciter des collaborations fructueuses et mutuellement recherchées. •