Lectures : Chroniques du New Yorker
George Steiner
Coll. Arcades
ISBN 978-2-07012692-7 : 18 €
Le volume Lectures publié par les éditions Gallimard regroupe trente critiques, traduites de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, parmi les 130 recensions que George Steiner a fait paraître dans le prestigieux magazine américain The New Yorker, de 1967 à 1997. Elles constituent une excellente introduction à la pensée de ce philologue, philosophe et critique littéraire mondialement connu, mais aussi comparatiste et spécialiste de la traduction, auteur d’essais majeurs comme Les Antigones (1986), Après Babel (1998) ou La mort de la tragédie (1993). Pour les connaisseurs, ce volume constitue un rappel éclairé des thèmes qui hantent toute son œuvre : les rapports entre culture et éthique, le mystère des racines européennes de la barbarie, l’impuissance de la culture à conjurer ce que Malraux, après Kant, nomme le « Mal absolu », l’éblouissant rayonnement de la culture gréco-latine et des grands classiques face à la sombre médiocrité contemporaine et l’hécatombe culturelle de « notre siècle de camelote » (p. 364).
Composée de trois sections, la compilation d’articles met de l’ordre dans le vertigineux foisonnement des sujets abordés. Elle s’organise autour d’une triple question : celle des rapports de l’intellectuel ou de l’écrivain avec « Histoire et politique », qu’il s’agisse d’Anthony Blunt, critique d’art et transfuge du KGB, de Soljenitsyne et de l’enfer du Goulag, du musicien Anton Webern au crépuscule nazi de Vienne ou du destin d’Albert Speer, architecte d’Hitler ; celle, ensuite, des liens consubstantiels entre « Écrivains et écriture », de Karl Kraus à George Orwell, de Thomas Bernhard à Hermann Broch, de Louis-Ferdinand Céline à André Malraux, sans oublier des auteurs moins illustres commentés à l’aune de l’actualité éditoriale ; et celle, enfin, du contexte qui détermine les trajectoires intellectuelles des plus grands « Penseurs » de l’intelligentsia contemporaine, parmi lesquels Simone Weil, Claude Lévi-Strauss, Cioran, Russell, Canetti, Koestler ou Foucault, recadrage qui invite souvent à démonter la Vulgate et à réévaluer les icônes.
« Le phare d’Alexandrie 1 » ou la critique selon George Steiner
À ceux qui déploreraient que la publication en magazine simplifie et caricature une pensée complexe en sombrant dans un simple exercice de vulgarisation intellectuelle, on rétorquera que le temps court de l’article de presse, par opposition au temps long de l’essai, offre au contraire un formidable condensé des exigences intellectuelles et formelles qu’implique tout geste critique. Et c’est le premier intérêt de ce florilège d’articles que de pousser celui qui avait juré que Les livres que je n’ai pas écrits 2 était son testament intellectuel, à revisiter le genre aujourd’hui si dévalué et galvaudé de la critique littéraire et à donner à lire, dans ce format étroit du « paper » (article de presse), véritable gageure pour la pensée comparatiste dont il se réclame, rien moins que le meilleur de lui-même.
Ce que Roland Barthes appelait « la critique-chronique » s’enrichit en effet, sous la plume de George Steiner, de cet « espace de résonance » dont parlait Blanchot, de cette épiphanie de la création littéraire qui transcende le banal commerce de l’édition et les hasards de rééditions, de traductions ou de biographies publiées en librairie, et l’élève au rang de la critique scientifique ou universitaire la plus exigeante. L’auteur n’oublie pas non plus que la critique est un genre littéraire, une littérature sur la littérature, avec ses codes, ses aphorismes passionnés ou ses sentences au couperet, qui aide à trier et classer les œuvres au rythme des enthousiasmes et des aversions, en les passant au crible d’une culture dite légitime et des étalons du passé. Sous sa plume, elle ne doit rien au structuralisme et autres formalismes théoriques nés avec les sciences humaines et sociales qui ont révolutionné la façon de lire les textes. Elle est résolument comparatiste et érudite, riche des nombreuses langues que parle son auteur et de la culture européenne plurielle dont il est héritier. Elle dresse avec bonheur des passerelles culturelles et des parallèles littéraires entre les époques et contextualise sans cesse les analyses en un heureux retour aux trajectoires biographiques des écrivains et penseurs étudiés. C’est bien d’une poétique de la pensée dont il est ici question.
Celle-ci a toutefois ses limites : la lecture est certes toujours un dialogue scrutateur et sans complaisance, « un regard responsable et acribique sur un corpus compliqué » (p. 279), avec les classiques de la pensée contemporaine comme avec l’actualité la plus immédiate, signe d’une mission de passeur ou de médiateur culturel dont il ne se départit jamais. L’analyse peut se faire ainsi fine analyse stylistique du lexique de « l’urgent désespoir » de Paul Celan (p. 290), du « moment musical de la pensée » de René Char (p. 340). Mais elle peut aussi tourner à la formule cruelle ou à la sentence assassine contre « la tache acide d’antisémitisme intellectuel » d’une Simone Weil (p. 317) ou « l’alarmante facilité » des « jérémiades », quand ce n’est pas « le comble de la sottise pontifiante » de Cioran (p. 346-348), voire éreintement déconcertant de l’autorité de Michel Foucault jugée « de seconde main et défraîchie » et du « discours académique, curieusement suranné » d’un ouvrage aussi novateur que son Histoire de la sexualité (p. 392-394), ou encore de Claude Lévi-Strauss dont le révolutionnaire Tristes tropiques est hâtivement réduit à une « allégorie morale et métaphysique de la faillite humaine » (p. 337).
« Le maître à lire » : quels oursins et quels coquillages dans les rayonnages de la bibliothèque ?
Mais l’intérêt de l’ouvrage tient aussi à l’interrogation sur la culture qu’il suscite, même malgré lui. Pour cet « historien de la morale », fervent défenseur de la « haute culture » et des humanités gréco-latines, pour qui le travail de lecteur, comme celui d’enseignant, est central et engage une véritable responsabilité de « maître à lire », comme il aime à se désigner, la jubilation bibliophilique et l’art de la digression savante occultent pour partie les enjeux de la démocratisation culturelle dont la bibliothèque moderne est aujourd’hui l’un des acteurs privilégiés.
Certes, la culture gagne à se faire interrogation morale et métaphysique de la faillite humaine, regard tendu sur l’insupportable paradoxe d’une humanité capable de « jouer du Schubert ou du Mozart le soir et [de] torture[r] le matin », d’une haute culture qui ne rend pas plus humain, consciente que les racines du mal et du totalitarisme plongent dans l’histoire d’une Europe qui autrefois massacra des musulmans et des juifs, où la Weimar des arts côtoya le camp de Buchenwald et où « l’élixir de la passion intellectuelle » n’empêcha jamais les charniers des épurations ethniques. Si plus que jamais, il est urgent d’écouter George Steiner rappeler après Adorno qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare car toute culture consécutive à Auschwitz n’est qu’un tas d’ordures », mais parier malgré tout avec Paul Celan sur « la notion d’un idiome futur dont la clarté et le refus total du mensonge, de la haine, de l’inhumanité diraient la venue de l’heure messianique », on ne peut que s’interroger sur l’improbable adéquation d’une bibliothèque moderne dévouée à une culture ouverte et pour tous, et de ce périmètre étroit d’une érudition absolue et d’une culture lettrée réservée aux élites. George Steiner plaide pour une bibliothèque de grandes œuvres où le grand écrivain ou le penseur est une vertu cardinale. Une bibliothèque d’œuvres complètes de La Pléiade, en somme, qui n’est pas sans rappeler les analyses de Malraux dans L’homme précaire et la littérature, où seul compte le livre qui fait anthologie et où la collection préfigure le panthéon de quelque « République mondiale des lettres ». Mais Steiner n’est pas Malraux, qui pensa le musée imaginaire, mais fit aussi de la culture une affaire d’État et créa la démocratie culturelle, ce droit d’entrée de tous dans la bibliothèque, sans passeport ni hiérarchie culturels.
La culture engage aujourd’hui un « être ensemble » qui ne peut se limiter à celui d’un échange érudit entre auteur et lecteur issus d’une même culture savante. Et l’on se plaît à croire que, même avec des oursins dans ses rayonnages, ceux de biens culturels de masse qui peuvent être sans littérature, sans œuvre et sans auteur, mais participent d’un effort nécessaire pour instituer une culture « partagée » fondée sur la diversité, la bibliothèque peut aussi continuer de recueillir des coquillages « sur les rives de l’océan infini » (Steiner nous rappelle que l’image est de Coleridge), coquillages qui gardent en eux la rumeur immense de ce que Freud appelait « le sentiment océanique ».