Les historiens français à l'œuvre. 1995-2010
Paris, PUF, 2010, 328 p., 22 cm
ISBN 978-2-13-058498-8 : 29 €
Plusieurs éléments récents (le colloque « Sciences de l’information et des bibliothèques : quel dialogue ? », la réflexion sur la politique scientifique de l’Enssib) ont placé les questions épistémologiques au premier plan de mon horizon personnel. Ces deux ouvrages, à des titres divers, ont enrichi cette interrogation. J’évoquerai le contenu de chacun d’eux, avant de traiter de certains points de rencontre, d’interrogations communes aux deux.
Le sociologue au regard de l’historien
Ce joli petit livre reprend le texte de cinq entretiens entre Pierre Bourdieu et Roger Chartier, enregistrés en décembre 1987 et diffusés en 1988 sur France Culture dans la série « À voix nue ». Il faudrait plutôt dire « entretiens de Pierre Bourdieu avec Roger Chartier », le premier étant l’objet de ces émissions, le second en étant l’animateur – certes éminent. L’origine orale de ces interventions ne nuit pas du tout à la lecture : le travail éditorial a été fait, il reste très peu de scories (une phrase pas finie, des « si j’ai encore une minute », le tutoiement, la fin abrupte des textes qui devaient, j’imagine, avoir une phrase de clôture à l’antenne).
Ces cinq textes sont précédés d’une préface où Roger Chartier redessine le paysage intellectuel à l’époque de ces entretiens, rappelle la chronologie éditoriale de Bourdieu (La distinction 1 a été publiée, et sévèrement attaquée, il travaille à ce qui deviendra Les règles de l’art 2), et souligne l’étrangeté de sa position scientifique : « Le sujet qui produit la connaissance est lui-même pris dans l’objet à connaître » – étrangeté qui à vrai dire n’est pas propre aux sociologues, y compris ceux qui travaillent sur leur propre milieu, mais qui est partagée, par exemple, par les historiens du temps présent ou par les lettrés travaillant sur les pratiques de lecture. Je souligne ce point parce que Roger Chartier y revient dans le premier entretien, soulignant que « le sociologue débat de choses vivantes » – ce qui ne lui est pas propre.
Les cinq entretiens sont thématisés : « Le métier de sociologue », « Illusions et connaissance », « Structures et individu », « Habitus et champs », « Manet, Flaubert et Michelet ». Ils ont pour objet principal de permettre à Bourdieu de parler de son travail. Roger Chartier, dans sa préface, souligne qu’il le fait de façon gaie, détendue. On peut, complémentairement, remarquer qu’il le fait d’une façon souvent prétentieuse, méprisante, désagréable. Oui, il s’agit de Pierre Bourdieu, grand scientifique, et qui deviendra (postérieurement à ces entretiens) un intellectuel engagé, comme on ne dit plus. Il a légitimement conscience de sa valeur et de la position qu’il occupe. Pour autant, rien ne l’obligeait à dire qu’il n’a pas d’adversaires, seulement des ennemis, parce que « pour me réfuter, il faut se lever de bonne heure, il faut travailler » (p. 27), ou que « la science sociale » est meilleure que les essayistes, les journalistes ou la fausse science (c’est heureux !) (p. 25), ou que « le sociologue dit des choses que personne ne veut voir » (le politiste, l’historien contemporain aussi !) (p. 44), ou que l’histoire produit des « cadeaux de Noël » (il veut dire des histoires rassurantes publiées dans des livres qui peuvent être offerts à Noël) (p. 68), ce qui est normal puisque l’histoire est « un monde tranquille » (p. 67). Ni à se comparer à Proust (p. 42) ou à Flaubert (passim).
Bref, je ne sais pas si c’était une bonne idée de faire interroger le sociologue par l’historien, tant le sociologue (ce sociologue) est épistémologiquement éloigné de l’histoire.
Les historiens au regard des historiens
Tout autre registre, on s’en doute, pour ce second ouvrage : Les historiens français à l’œuvre 1995-2010, pur travail académique commandité par le Comité français des sciences historiques, aujourd’hui présidé par Jean-François Sirinelli, pour faire suite au précédent bilan élaboré par la même institution sous la houlette de François Bédarida, L’histoire et le métier d’historien en France 1945-1995 3.
On aura compris qu’il s’agit d’un bilan historiographique et épistémologique, exercice dont les historiens français se délectent régulièrement – au moins depuis Faire de l’histoire (Gallimard, 1974). Sur quoi travaillent les historiens, quelles sont les tendances, les frontières de la discipline, les problématiques qui émergent, celles qui disparaissent, les nouveaux objets scientifiques, les débats, etc. Ce bilan est organisé en deux parties : « Bilan des quatre périodes » et « De quelques thématiques » : un découpage chronologique, selon les disciplines universitaires (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne, époque contemporaine), et une approche thématique.
Chacune avec ses mérites, ces deux parties font pareillement preuve d’érudition et de lucidité : s’il s’agit de décrire l’état du champ scientifique, il s’agit aussi d’en analyser les points forts, les points faibles ou les impasses. Un certain nombre de constantes traversent tout le livre, j’y reviendrai.
Ce bilan fait émerger quelques constats principaux. Si l’histoire médiévale se porte bien, l’époque moderne connaît un « déclin relatif » et l’histoire contemporaine est en pleine recomposition. L’histoire économique est à l’agonie, l’histoire religieuse et l’histoire politique se sont réinventées. L’histoire culturelle méritait sans doute mieux que le court chapitre un peu naïf qui lui est consacré.
Transversalement à tout le bilan sont évoquées des questions de périodisation (les bornes chronologiques), l’émergence de nouveaux objets, la montée en puissance de l’histoire comparée (ou transnationale), de nouvelles méthodes de travail (portails, corpus numérisés), de nouvelles alliances disciplinaires, en particulier avec l’anthropologie. Signe sans doute que l’histoire culturelle, ses objets et ses méthodes ont contaminé l’ensemble du champ historique et lui imposent ses propres questionnements.
Ce qui me ramène au sociologue.
Historiens, sociologues et historiens
Pierre Bourdieu n’est pas absent de ce second ouvrage. Claude Gauvard et Régine Le Jan écrivent ainsi que « l’histoire du Moyen Âge est un sport de combat », tandis que Roger Chartier constate que l’ego-histoire, « malgré les mises en garde de Pierre Bourdieu », est florissante.
Surtout, un certain nombre de questions rejoignent ou dépassent les entretiens Bourdieu-Chartier. J’en vois au moins trois : les contraintes institutionnelles et culturelles ; le rapprochement des problématiques avec celles de la société ; l’instrumentalisation de l’histoire.
À plusieurs reprises, dans ce bilan historique, est évoqué le poids des contraintes. Contraintes institutionnelles (les modes de financement de la recherche), contraintes des découpages disciplinaires, contraintes de l’évaluation, contraintes du petit nombre de postes offerts aux jeunes chercheurs, etc. Mais aussi fragilité de publier dans une langue qui n’est plus une langue scientifique, diminution du lectorat de sciences humaines, faibles achats des bibliothèques universitaires : l’historien travaille dans un contexte, un champ, qu’il analyse avec lucidité.
Les nouveaux objets de recherche ou les nouvelles spécialités sont largement influencés par l’évolution sociale – la fin du « monde rural », la fin du « monde chrétien », la mondialisation et ses effets. Citons ainsi le développement des études de genre, de l’histoire coloniale, de l’histoire globale (Histoire du monde au XVe siècle), de l’histoire des émotions, de l’histoire de la violence, de l’histoire religieuse aujourd’hui marquée par « la poussée du sacré », de l’histoire des emprunts et des passeurs culturels, de l’histoire des techniques et des inventions, etc. L’analyse sociologique de ce champ ne manquerait pas d’intérêt.
Autre élément qui pourrait intéresser le sociologue : l’usage politique de l’histoire. On se souvient des débats, toujours actuels, sur « les lieux de mémoire », la guerre des mémoires, le prisme obligé (?) d’analyse de l’histoire contemporaine à travers la mémoire des communautés/groupes/minorités. Il y a eu des cas où la participation des historiens à cette métamorphose culturelle fut active et volontaire (René Rémond et « le fichier juif », « l’historien dans le prétoire »). Mais c’est plutôt une véritable instrumentalisation qui est dénoncée ici ou, du moins, une véritable interrogation sur « le rôle social de l’historien » qui est avancée. Avec ce paradoxe, souligne Philippe Poirrier, d’être simultanément soumis à la « tyrannie de la mémoire » et à l’injonction de présentisme.
Bref : ce bilan, lucide et intéressant, se place plutôt sous les auspices de Michel Foucault et de quelques autres (Françoise Héritier, Paul Ricœur, notamment) que de Pierre Bourdieu.
Mais la lecture simultanée de ces deux ouvrages ne manque pas de piquant.