Pour Cécil Guitart
« Indignez-vous ! » Par la vertu d’un petit texte que nous a livré un grand résistant, c’est devenu le slogan de ce début d’année 2011. Cela ne t’aurait pas déplu, cher Cécil. Il faut dire que les raisons de s’indigner ne manquent pas, même pour les bibliothécaires, comme on l’a vu l’an passé, mais tes amis et tous ceux qui ont simplement eu la chance de te croiser, ceux-là ont une raison supplémentaire, indiscutable et insupportable, de s’indigner.
Tu es parti, comme ça, sans crier gare, sans dire au revoir, et ça ne te ressemble pas. Toi qui avais toujours un mot pour chacun, une attention pour chacune, et tant à partager avec tous. C’est d’abord cela qui m’est venu à l’esprit quand la nouvelle nous a brutalement frappés : va nous manquer ce je ne sais quoi d’inimitable que ta présence irradiait. Plus que de la cordialité, quelque chose qui nous donnait envie d’être ton ami, ce qu’un philosophe de ma connaissance appellerait l’amicalité, ce qu’avec ton accent chaleureux tu nous donnais en partage et qui créait ce sentiment de devoir travailler ensemble, quelles que soient nos divergences, pour « tendre vers une communauté de destins » selon la belle formule de Malraux que tu aimais rappeler à ceux qui aujourd’hui confondent culture, indicateurs de performance et chiffre d’affaires.
Militant de la culture, tu le fus peut-être plus qu’aucun de nous, mais sans carte et toujours libre de tes propos. Comme bibliothécaire et conservateur, puis dans tes différents postes au ministère de la Culture, bien sûr comme élu, maire adjoint de la ville de Grenoble et, ce n’est pas le moindre, comme président de « Peuple et culture ». Militant : le mot ne t’a jamais fait peur et tu as toujours refusé de lui tourner le dos. Autres temps diront d’aucuns. Certes, et nul ne prétendra que ce fut le temps des cathédrales, mais ce fut au moins celui durant lequel la France se couvrit de bibliothèques publiques. Est-ce une simple coïncidence ?
Enfant de la République et prêt à tout donner pour elle, tu te méfiais en même temps de ses ors, de son fameux « élitisme républicain » qui n’a que trop souvent servi d’alibi au maintien des privilèges que tu dénonçais. Tes méfiances étaient connues et en ont souvent agacé plus d’un, à commencer par les professionnels de la profession dont tu n’as cessé de dénoncer les risques qu’ils faisaient selon toi courir aux meilleurs des projets culturels : l’institutionnalisation et ses lourdeurs, la confiscation des droits du public. Dès 1981, dont tu avais préparé l’échéance avec ardeur – beaucoup se souviennent des journées socialistes sur la politique du livre à Valence en janvier 1981 –, tu nous mettais en garde. En novembre de la même année, alors que nous étions dans l’effervescence de la nouvelle politique du livre que mettait en place Jack Lang, tu déclarais lors d’un colloque à Hénin-Beaumont : « Enfin, notre action est amputée de sa principale force si elle n’associe pas étroitement la population. Sans assise sociale, sans la participation, sans l’adhésion de la population, y compris même dans la gestion de nos institutions, la bibliothèque est en danger. »
Nous avons parfois souri de ces propos : tu exagères, Cécil ! Mais aujourd’hui, le sourire s’est un peu figé car le fait est là : le corporatisme qui fait le lit du consumérisme contribue à reléguer les institutions culturelles loin derrière les grands groupes industriels et leur stratégie de dévoiement des aspirations du public à la démocratie culturelle. Tu n’as cessé de dénoncer ce risque, toi qui rappelais toujours le primat du politique, qui ne doit pas rester l’apanage des politiques.
C’est bien là un point que tu avais en commun avec notre ami Jean Gattégno, qui fit appel à toi pour créer la fonction de chargé de mission en région. Nous étions six à nous lancer en mai 1982 et nous n’étions pas peu fiers de notre titre de chargé de mission. Tout un programme. Puis Jean Gattégno t’appelle à la Direction du livre et de la lecture pour prendre la direction du service des bibliothèques. Tu hésites car tu n’as guère envie d’être parisien, encore moins de devenir fonctionnaire d’administration centrale. Mais tu acceptes, pensant pouvoir à ce poste accélérer la décentralisation des bibliothèques qui te paraît une condition sine qua non de leur développement. Sous la direction de Jean Gattégno, nous y avons travaillé ensemble. Tu étais plutôt réticent à la mise en place d’une dérogation au droit commun de la décentralisation : le fameux concours particulier créé au sein de la dotation générale de décentralisation pour permettre à l’État de continuer à subventionner la construction et l’équipement de bibliothèques. Tu nous expliquais que ce n’était pas la bonne façon de faire, que la négociation valait mieux que l’obligation et que le contrat était plus incitatif que la loi : du vrai Cécil Guitart ! Mais qui savait écouter, qui admettait les divergences, et qui nous a laissé faire. Heureusement d’ailleurs, parce qu’en l’occurrence le système a fonctionné au-delà de toute espérance. Tu avais néanmoins tenu bon sur une exigence : la norme, puisque norme il y aurait, devrait être la plus simple possible. Ce fut le fameux 0,7 m² par habitant dont l’apparente simplicité est inversement proportionnelle au nombre de soirées passées à faire et refaire nos calculs.
Que de souvenirs : ces éléments pour une chronique des bibliothèques publiques dans notre pays à quoi tu as pris, avec d’autres mais à ta façon toujours singulière, une part décisive, mais aussi tous les bons moments que nous avons passés avec toi, à partager ton amour de la vie et des bonnes choses, dans les restaurants que tu nous faisais découvrir (un autre point commun avec Jean Gattégno), sur les routes de ta région, et plus loin encore, s’il t’en souvient, dans un restaurant de poissons à côté d’Alger où nous étions venus en 1981 pour organiser diverses coopérations entre bibliothèques publiques. Car tu étais convaincu que la réponse aux difficultés rencontrées dans certains quartiers – on ne parlait pas encore de quartiers sensibles, on disait bêtement quartiers difficiles – passait par l’échange et le dialogue des cultures.
Ta générosité, ton enthousiasme, la chaleur de tes convictions vont terriblement nous manquer. Mais rassure-toi : nous sommes nombreux à vouloir transmettre ce que tu viens de nous léguer.