Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut

par Jack Kessler

Jean-Noël Jeanneney

Bruno Racine

Paris, Mille et une nuits, 2010, 219 p., 19 cm
Coll. Essais
ISBN 978-2-75550-568-9 : 14,90 €

Paris, Plon, 2010, 149 p., 22 cm
Coll. Tribune libre
ISBN 978-2-259-21203-8 : 14 €

Les deux livres recensés ici  1 représentent bien les réactions, autour du monde, à ce phénomène qu’on appelle « Google ». Leurs auteurs, qui ont tous deux dirigé la Bibliothèque nationale de France  2, soulèvent en effet des questions qui recoupent celles auxquelles sont aujourd’hui confrontées les bibliothèques partout dans le monde.

Une position d’historien

J.-N. Jeanneney a lancé l’offensive en 2005 en publiant un article passionné dans Le Monde. Son livre offre une mise à jour utile de ses arguments au grand nombre d’entre nous qui avaient été fascinés, voire « choqués, choqués », par cette première explosion.

Les positions qu’il a exprimées en 2005 sont détaillées et approfondies. On perçoit ici une certaine fierté culturelle non dénuée d’hybris – présent des deux côtés de l’Atlantique – ainsi qu’une allusion au « défi américain » de Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967.

Jeanneney s’efforce d’établir sa crédibilité, ce qui est primordial étant donné l’ignorance qui caractérise une grande partie des dénonciations actuelles de Google. Il pense cependant avec rigueur et profondeur les implications de nos nouvelles techniques numériques. Ce qui l’inquiète, c’est que les techniques qui se diffusent aujourd’hui si massivement nous sont presque exclusivement apportées par « les Américains » [en français dans le texte], et plus précisément par une entreprise commerciale florissante dont les jeunes dirigeants sont mus par la recherche du profit.

Cette inquiétude est partagée par d’autres observateurs, notamment en Chine. Les réactions de Jeanneney sont un indicateur de tendance – et un cri d’alarme que les critiques les plus sévères comparent au « chant du canari dans la mine  3 ». Si elles ignorent cet avertissement français, d’autres nations pourraient bien s’apercevoir un jour que l’interprétation de leur révolution fondatrice, à laquelle elles étaient attachées, n’a plus cours sur Google. Pour illustrer le risque de voir triompher une vision américanisée de la culture française, Jeanneney prend ainsi l’exemple du « Mouron rouge écrasant Quatre-vingt-treize, la guillotine occultant les droits de l’homme et les intuitions fulgurantes de la Convention ».

L’auteur tient visiblement à ce que son livre soit constructif. La solution réside pour lui dans la compétition, et il explique pourquoi l’Europe, l’Inde, la Chine, le monde arabe et l’Afrique doivent développer leurs propres techniques pour répondre aux problèmes qui ne sont aujourd’hui traités que par Google.

Il consacre en outre une partie de l’ouvrage à une série de questions cruciales : « Quelle structure ? Quel budget ? » Partout dans le monde, le contexte très particulier dans lequel Google s’est développé, à savoir la culture de la Silicon Valley, est soit totalement méconnu, soit au contraire idéalisé. Jeanneney rappelle à quel point cette culture est idiosyncrasique et coûteuse : la concurrence et les pratiques de « capital risque » qui la caractérisent sont en effet impraticables, voire illégales, dans d’autres pays.

Enfin, le livre s’attache à l’essor de deux phénomènes mondiaux qui connaissent aujourd’hui des transformations extrêmement rapides, le numérique et l’internet : à l’instar des chercheurs en sciences sociales qui étudient aujourd’hui l’âge des incunables de la fin du XVe siècle, on se penchera un jour sur l’âge des incunables de la première ère numérique, et cet ouvrage représentera alors une source importante pour étudier le début du XXIe siècle.

Une position de négociateur

Bruno Racine poursuit l’attaque mais en la ramenant à la forme du dialogue. Qu’elle soit présidée par J.-N. Jeanneney, ou par B. Racine, la BnF n’a jamais réagi contre Google à la manière d’autres acteurs (la Chine, par exemple, a choisi l’interdiction pure et simple). Mais les plus responsables des Français ne sont pas dans l’opposition, ils sont des critiques amicaux.

Dans son livre, Bruno Racine explique comment la BnF a élaboré sa position. Il commence par replacer la question dans son contexte, évoquant Gutenberg, les livres numériques, la conservation pérenne, la révolution Google, le rôle des éditeurs et le spectre du monopole. Il considère les solutions européennes, puis les stratégies globales auxquelles devraient réfléchir tous les autres acteurs, et notamment la Chine. La solution consiste selon lui à agir par le biais de critiques constructives et non à se figer dans l’opposition, conformément au conseil de Confucius selon lequel mieux vaut canaliser la rivière que tenter de lui faire barrage.

En tant qu’auteur et vétéran, Racine est en mesure d’apporter une contribution qui éclaire les enjeux du débat au lieu de les envenimer. Les discussions sur Google telles qu’elles se déroulent des deux côtés de l’Atlantique et, de façon très insuffisante, en Chine, rappellent souvent l’histoire de l’aveugle décrivant l’éléphant, ce qui n’est pas surprenant étant donné l’expertise requise dans une très grande variété de disciplines (droit, politique, finance, ingéniérie, mathématiques, marketing…) pour se repérer dans une arène d’applications globalisées qui demeure largement en chantier. Il est non seulement difficile de mettre de l’ordre dans ce chaos mais aussi de trouver des acteurs qualifiés pour s’exprimer.

Racine et Jeanneney peuvent toutefois prétendre à ce titre. Ces deux anciens combattants sont parfois en désaccord, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné l’ampleur et la complexité du développement culturel qu’ils considèrent. Comme l’a fait remarquer Steve Case, le dirigeant d’AOL, « il y a de la place pour tout le monde ».

Plusieurs siècles se sont écoulés avant qu’on ne prenne conscience de l’impact qu’avait eu l’invention de l’imprimerie. Il faudra sans doute attendre longtemps pour que nous commencions à comprendre pleinement les effets de la révolution numérique. Mieux vaut donc écouter les critiques bienveillants.

Deux visions d’experts sur une situation complexe

Jeanneney et Racine écrivent bien. Les deux livres sont courts et se lisent facilement, constituant ainsi un antidote rafraîchissant au jargon high-tech caractérisant souvent ce genre d’ouvrage. Ils intéresseront aussi bien les bibliothécaires que les auteurs ou les citoyens du net, les lecteurs inquiets que les fervents adeptes de l’âge numérique.

Il y a des différences de style entre le « cri du cœur » [en français dans le texte] de Jeanneney et le « catalogue raisonné » [en français dans le texte] de Racine, ce qui rend leur lecture successive d’autant plus agréable. La lecture de ces deux livres permet d’obtenir une vision contrasée du débat Google bien plus enrichissante que les habituels commentaires bornés.

La promesse de Google de transformer l’information et notre rapport à cette dernière ne peut plus être ignorée. L’entreprise Google et les dispositifs qui l’accompagnent aujourd’hui ou qui naîtront demain produiront des effets irréversibles. Ce qui caractérise une découverte, c’est justement qu’elle ne peut être défaite. Mais cela n’empêche pas les cultures et les sociétés de proposer des modèles différents pour faire face à ces découvertes : certains de ces modèles font preuve d’une résistance trop rigide, d’autres cèdent trop facilement. Dans tous les cas, on voit apparaître des discussions et des désaccords, on entend un grand nombre d’inepties et on laisse trop souvent dans l’ombre un nombre encore plus important d’idées intéressantes. Et, bien sûr, toutes les solutions envisagées peuvent donner lieu à des interprétations excessives.

Comme Rousseau, Shakespeare et d’autres auteurs ayant vénéré la promesse américaine d’un « Nouveau Monde » ont fini par le découvrir, ce monde n’est en fait pas si « nouveau ». Au-delà de la vitrine attrayante de nouveautés qu’il nous présente, c’est toujours le même monde ancien, toujours la même humanité, et il n’est donc pas étonnant d’y retrouver les éternels problèmes de l’hybris, de la démocratie, de l’envie et du savoir… Nous avons besoin de bons penseurs et de bons écrivains pour faire apparaître ces continuités et nous aider à les penser : J.-N. Jeanneney et B. Racine en font partie.

  1. (retour)↑   Article traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Robatel.
  2. (retour)↑   Bruno Racine a succédé à Jean-Noël Jeanneney en 2007 à la présidence de la BnF.
  3. (retour)↑   Les mineurs emportaient autrefois un canari dans la mine afin de détecter la présence de gaz dangereux : tant que le canari chantait, ils savaient qu’ils pouvaient avancer. Sa mort donnait le signal d’une évacuation immédiate.