Les guides de voyage

Un patrimoine et un objet d’étude

Yves Desrichard

Organiser, dans les locaux de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, l’Enssib, une journée d’étude (le 17 juin dernier) consacrée aux « guides de voyage » pouvait sembler à première vue assez exogène dans un monde où il n’est plus question que du numérique (et de ses petites contrariétés). Réunis à l’instigation d’Évelyne Cohen, les très nombreux intervenants de la journée surent pour autant prouver que le thème, loin de sembler singulièrement réducteur, permettait tout au contraire d’explorer des pistes variées, foisonnantes, et finalement plus qu’adéquates aux préoccupations du jour.

La forme de la journée ressembla plus, il est vrai, à un séminaire qu’à une journée d’étude, tant on devinait que l’ensemble des participants partageait avec la presque vingtaine d’intervenants des compétences communes sur les sujets abordés. Ce n’était pas, pour autant, le cas du rédacteur en chef du Bulletin des bibliothèques de France, réduit lors à picorer un peu au hasard pour amener à ses propres réflexions les interventions les plus pointues.

Une perception paysagère à éclipses

Parmi celles-ci, on peut relever celle de Marie-Vic Ozou-Marignier, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, qui nous amena à nous interroger sur la question même du voyage, et combien la façon de l’envisager était étroitement contingente des progrès techniques comme des modes de perception de l’espace dans un temps donné. « Arrêts et regards », le guide de voyage est une « perception paysagère à éclipses » qui privilégie les lieux pouvant être atteints aux dépens de ceux qui restent inaccessibles. Ainsi, au temps de l’expansion ferroviaire triomphante, on met en avant les lieux disposant d’un réseau ferré, à une époque où l’automobile n’est pas encore ce projet d’expansion universelle qu’elle est devenue.

On le comprit vite, le guide de voyage en dit plus sur qui regarde que sur ce qui est regardé. Ainsi, Bernard Toulier, conservateur général du patrimoine à la direction générale des patrimoines, montra bien, à propos de « Guides de voyage, villégiature et patrimoine », que les guides sont producteurs d’images qui reconstruisent la vision de la ville de villégiature, et qu’ils représentent l’espace de ceux qui les lisent autant que celui de ceux qui les décrivent, ces derniers le faisant non sans arrière-pensées, pour aboutir à une « représentation fabriquée de la ville », au risque du stéréotype. Ainsi, notamment pour les besoins des classes aisées de la population, on invente la Côte d’Azur, la Côte d’Émeraude, comme image identitaire et support publicitaire : le « coefficient de propagande » devient l’appui des sources de références mentales et idéologiques, et l’esprit vagabonde, pour substituer aux lieux physiques les lieux virtuels à la mode qui, eux aussi, assoient et leur notoriété et leur puissance sur des perceptions fabriquées de toutes pièces…

De numérique, il fut ici comme ailleurs beaucoup question, puisque, « patrimoine et objet d’étude », le guide de voyage est étudié à l’aide des outils informatiques les plus avancés, dans une société où des corpus énormes de cartographie numérique sont disponibles (Google Maps évidemment) et cela même si nombre d’intervenants regrettèrent un manque de cartographes – on croyait pourtant avoir un institut tout exprès dédié à cette tâche.

Des données nombreuses et hétérogènes

Ainsi, William Martinez, chercheur, proposa l’étude d’un corpus de guides suivant une perspective statistique, puisque « l’aspect mathématique des mots est le moins important dans l’analyse statistique ». Et, dans sa présentation de la lexicométrie, discipline récente, il y avait plus que des accents de la bibliométrie, et de ces outils d’analyse presque comptable du langage. L’ensemble laissa plutôt perplexe – complexe et parfois même compliqué –, qui n’oubliait pas que « la statistique aborde le texte sans la moindre notion linguistique », comme, serait-on tenté de dire, n’importe quel ordinateur. Mais l’intervention avait au moins le mérite de rappeler – on l’a déjà évoqué – que les mots ont un pouvoir, qu’il faut savoir disséquer.

C’est à un exercice un peu comparable que Bernard Toulier, déjà évoqué, invita l’auditoire, en présentant les aléas de constitution d’une base de données sur « guide et patrimoine ». Les données à recueillir sont nombreuses et hétérogènes, et bien au-delà de ce que, dans nos professions, on entend classiquement par « données ». Ici, il faut pouvoir saisir les schémas de représentation des espaces territoriaux et urbains donnés à lire par la représentation des guides, prendre en compte une démarche géo-historique, ainsi que le contexte d’observation du rédacteur du guide. Les spécialités locales, les espaces, les lieux d’hébergement et de restauration, etc., autant d’entrées sous forme d’inventaire presque poétique pour tenter de comprendre lesdits schémas : « Tout reste à faire pour le passage de l’itinéraire au territoire. » Google bien sûr, et son fort controversé projet « Street view », fut évoqué.

Plus tôt, Joanne Vajda, enseignante associée TPCAU  *, avait montré qu’un « guide est une œuvre d’intérêt général », qui croise de multiples approches, géographique, architecturale, historique, linguistique… La perception des lieux évolue au fil des éditions d’un même guide sur un même territoire, et le discours véhiculé par les guides n’est jamais neutre, qui est étroitement lié à l’évolution des problématiques urbaines (ainsi de la prise en compte des sites industriels, auparavant omis des guides de voyage). Et de signaler la mise en place, pour l’analyse d’un corpus numérisé de plus de 12 000 pages provenant d’une dizaine de guides, tout à la fois d’une base bibliographique traditionnelle et d’une base « topothématique », fort excitante ma foi dans ses intentions…

Et les bibliothèques dans tout cela ? À vrai dire, il en fut peu question, si ce n’est, de la part des participants, pour regretter parfois le peu de fiabilité de certains signalements bibliographiques, et l’incapacité lors de constituer des corpus d’étude stabilisés. Mais, en fait, nous étions au-delà des bibliothèques, et pourtant tout proches, dans une quête qui anime aussi bien les chercheurs du domaine que les professionnels. Ce souci de cartographier, de répertorier, d’inventorier, ce besoin d’appréhender le monde chaotique, foisonnant, irréductible, dans lequel nous vivons, en ordonnancements variés, le désir d’élaborer typologies et représentations, classements et exclusions, ne l’avons-nous pas en partage ? C’est ce qu’on pouvait esquisser à l’issue de cette copieuse et passionnante journée.

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