« La première fois, c’était comment ? »
Cinq usagers se remémorent leur première visite à la Bibliothèque publique d’information (BPI). Ils nous parlent d’eux, de leurs principaux centres d’intérêt et de leur manière d’être en bibliothèque. À travers ces courts entretiens, ce sont des points de vue différents sur une même bibliothèque qui sont ainsi confrontés.
Five readers recall their first visit to the Bibliothèque publique d’information (BPI) in Paris. They tell the author about themselves, their principal interests, and how they behave in the library. The short interviews reveal an intriguing variety of different attitudes to the same library service.
Fünf Benutzer erinnern sich an ihren ersten Besuch in der Bibliothèque publique d’information (BPI). Sie erzählen uns von sich, von ihren Hauptinteressen und ihrer Verhaltensweise in der Bibliothek. Anhand dieser kurzen Gespräche werden so unterschiedliche Sichtweisen einer selben Bibliothek gegenübergestellt.
Cinco usuarios se rememoran de su primera visita a la Biblioteca pública de información (BPI). Nos hablan de ellos, de sus principales centros de interés y de su manera de ser en biblioteca. A través de estas cortas entrevistas, se han confrontado de esta manera puntos de vista diferentes sobre una misma biblioteca.
Le temps d’une rencontre, Mélanie, Alassane, Pierre, Gheorghe et Marc se remémorent leur première visite à la Bibliothèque publique d’information (BPI). Ils nous parlent d’eux, de leurs principaux centres d’intérêt et de leur manière d’être en bibliothèque. À travers ces courts entretiens, ce sont des points de vue différents sur une même bibliothèque qui sont ainsi confrontés.
Souvenirs précis, oubli général
Mélanie a 20 ans et redouble sa première année de médecine. Elle se souvient de sa première visite à la Bibliothèque publique d’information (BPI) dans les moindres détails : « La première fois que je suis venue à la BPI, c’était il y a un an et demi, entre la fac et un concert. J’étais allée rejoindre une copine pour bosser, avant d’aller au concert. Je venais d’entrer à la fac. Ce devait être vers le mois d’octobre. En tout cas, il ne faisait pas beau. En entrant, j’ai trouvé ça énorme, lumineux, spacieux. C’était impressionnant le nombre de personnes qui travaillaient en même temps. Je me souviens de beaucoup de choses de ma première visite. C’était pour moi le début d’une nouvelle vie. Je me rappelle, par exemple, du hot-dog (super-bon) que j’ai mangé en sortant (c’était à la Crêperie de Paris) et de l’arlequin que nous a donné le vendeur. Alors que la deuxième fois, le hot-dog chez Zam-Zam était immangeable.
En fait, je me rappelle d’un tas de trucs :
– du cours que j’ai révisé (biochimie, la première fois) ;
– des fiches que j’ai faites (magnifiques !) ;
– de l’excitation en vue du concert (petit concert privé Fnac gagné sur internet) ;
– de la zone où je me suis assise (entre 5 et 6) ;
– de ce dont j’ai parlé à mon amie sur la terrasse ;
– voire même, de la tenue que j’avais. Beaucoup de choses quoi ! »
Alassane, 28 ans, étudiant en licence de philosophie, garde lui aussi un souvenir très précis de sa première visite : « En fait, la toute première fois que je suis venu à Beaubourg, c’était en 1991. Je suis arrivé en France, à Paris, au mois de novembre. Et à Beaubourg, c’était au mois de janvier. Donc trois mois après mon arrivée. C’est un cousin qui m’a emmené ici, qui m’a montré. J’ai voulu revenir, mais je ne me souvenais plus de l’adresse. Je suis revenu quelque mois plus tard. Je suis tombé là-dessus complètement par hasard. Moi, je venais du Sénégal. En rentrant, c’était impressionnant. J’étais impressionné. Au départ, je croyais que c’était une usine ! Mon cousin m’a dit non. Je croyais ça à cause de l’extérieur. J’ai dit : “C’est impressionnant… autant de moyens pour l’éducation.” Oui, c’était impressionnant. »
Gheorghe, bouquiniste de 43 ans, évoque le sentiment intense que la découverte de la BPI a suscité en lui : « La première fois que je suis venu à la bibliothèque, c’était en 2003. Je suis venu parce que je n’avais rien à faire à cette époque. Je suis passé devant et je me suis dit : “Je vais rentrer dedans.” C’était magnifique ! C’était le paradis pour moi ! Quand j’ai vu combien de bouquins je trouvais ici… la qualité… la rareté… »
Marc, quant à lui, n’a pas de souvenir précis de sa première visite. Ce médecin à la retraite de 75 ans, qui fréquente la BPI depuis une douzaine d’années, confie : « Je ne me souviens plus de la première fois que je suis venu ici. Je n’ai pas de souvenir précis. Non. Mon plus lointain souvenir, ce n’est pas pour la bibli. C’était, je pense, pour une exposition. » Pierre, 32 ans, attaché territorial, est dans un cas similaire : « Ça fait des années que je viens à la BPI : en fait, depuis que je fais mes études. La première fois (mais je ne m’en souviens pas vraiment), ça devait être en 2004. Ou quelque chose comme ça. »
La BPI, pourquoi on y revient ?
Depuis cette première fois, ces cinq habitués continuent de fréquenter la BPI avec assiduité. Pourquoi viennent-ils là ? Et qu’y font-ils ? Les arguments de Mélanie sont avant tout pratiques : « Ici, les places sont grandes (un peu moins depuis qu’ils ont rajouté des chaises : dommage…), c’est lumineux et je trouve assez sympathique le cadre avec la terrasse pour prendre l’air, et puis on est dans une œuvre d’art, ça change… » Elle y vient en premier lieu pour étudier : « Pour moi, le travail c’est uniquement en bibliothèque, car même si chez moi j’ai ma chambre avec mon bureau, c’est trop agité, plus distrayant… Ici, je n’ai pas de rythme défini. Quand j’en ai marre ou que je n’en peux plus, je fais une pause (s’il est encore tôt), et si c’est après 21 heures, je vais marcher dans le Marais. Oui, il y a ça aussi ! Géographiquement, on peut facilement venir à Beaubourg en transports en commun et le quartier est très agréable. Par exemple, si à 21 heures j’en ai marre, je pars marcher dans le Marais et je fais des friperies qui ferment à 22 heures. C’est agréable d’avoir des boutiques ouvertes quand on sort de plusieurs heures de travail ! »
Pierre y est d’abord venu pour ses études : « J’ai fait un master de philosophie et un master de sciences politiques, explique-t-il. En fait, je vais en bibliothèque universitaire ou à la BPI en fonction des jours et de mon emploi du temps. Mais je viens en général plusieurs fois par semaine ici. Pas le week-end. Non. Ici, en matière d’ouvrages, je trouve qu’il y a un accès assez important. Donc on trouve tout ce qu’on veut. » Même si Pierre a achevé ses études, il fréquente toujours les lieux et, bien curieusement, il s’y rend avec ses propres ouvrages : « Je viens tout juste de passer le concours d’attaché territorial. J’ai eu les résultats et je suis admis. Maintenant, j’attends mon poste. Mais comme j’aime la bibliothèque, je continue à venir et à étudier un peu. Je fais un peu de lecture personnelle aussi. Mais bon, je précise que j’ai très peu utilisé les ouvrages disponibles à la bibliothèque, parce que j’avais déjà mes propres ouvrages. En fait, je prenais directement mes ouvrages à l’université ; je les empruntais là-bas et je venais les travailler ici. Je les embarque avec moi : donc comme ça, je les travaille aussi bien chez moi qu’à la bibliothèque. Alors qu’ici je dois les reposer, les reprendre, et ils ne sont pas toujours disponibles. Bon, c’est le problème. En philo, par exemple, il y a les ouvrages principaux. Que ce soit la philo, l’histoire et même dans toutes les matières de sciences humaines que j’ai regardées, il y a les ouvrages basiques, ou qui sont au programme en tout cas. Après, c’est si on fait une thèse ou des recherches supplémentaires que ça devient compliqué. Mais moi, je pense que jusqu’en maîtrise-master, au niveau des ouvrages, c’est bon.
Les autres types de documents m’intéressent moins. Parce que, déjà, je viens dans un but précis. Et deuxièmement, effectivement, j’ai déjà mes goûts et déjà pas mal de choses personnelles à la maison. Peut-être que c’est un a priori, mais j’estime que je ne vais pas trouver ce qui m’intéresse. Mais j’ai pas été vérifier ! C’est un a priori. Pour moi, une bibliothèque, c’est avant tout des livres. Enfin, dans mon imaginaire, c’est du livre ; une bibliothèque, c’est pour travailler, donc : un bureau et du livre. »
Alassane a lui aussi choisi la BPI pour étudier. Il s’y rend « au moins quatre fois par semaine. Je suis un vrai habitué de la bibliothèque. D’habitude je viens le soir. Je viens vers 16 heures, parce que c’est plus calme. À partir de 18 heures, c’est beaucoup plus calme pour travailler. Je reste ici jusqu’à la fermeture ».
« Quand je viens, poursuit Alassane, je ne viens que pour travailler. En ce moment, en philo, les thèmes que je travaille touchent à la croyance et au langage. Il y a tout ce qu’il faut ici pour moi. J’utilise surtout des livres. Des revues aussi, mais c’est rare. Je les trouve plutôt à la fac. Internet, tout ça, je ne fais pas. Avant, oui. Maintenant, non. Ces dernières années, non. Avant, je venais, je prenais un livre, je montais écouter de la musique. Je crois que la musique, c’était en bas d’ailleurs ? Mais je ne viens plus comme avant, en fait. Pour d’autres raisons d’ailleurs… Par exemple, les expos qu’il y avait ici. Je venais aussi pour ça. Maintenant, je vais voir, de temps en temps, les expos au Centre Pompidou. J’y ai même travaillé ! J’y vais parce que je m’intéresse beaucoup à l’art. Moi, j’y passerais ma vie ! C’est un endroit, comment dire ? C’est un cadeau du ciel. Enfin, c’est un cadeau de la société.
Oui, j’aime bien cet endroit. Je viens travailler ici. J’y ai mes repères. Pour moi la bibliothèque, c’est pour le travail et pour les livres, parce que je ne les ai pas à la maison. Quelquefois même, je les ai à la maison, mais les conditions de travail ne sont pas top. J’aime bien travailler ici. Parfois, je viens avec des amis : il y a des mathématiciens, il y en a qui étudient la philosophie. C’est rare quand même. Le plus souvent, je viens seul. »
Gheorghe, le bouquiniste, aime se cultiver et se documenter sur les ouvrages qu’il propose à ses clients : « D’habitude quand je vends des bouquins, presque tous les clients me demandent un avis, un conseil. Et moi je considère que c’est bien d’avoir des connaissances sur ces livres. Je vends des bouquins d’art, des bouquins de belles-lettres, d’ésotérisme, d’histoire, c’est très varié. Et, ici, je retrouve cette variété. » Il fait partie des assidus : « Je viens très souvent à la bibliothèque. En ce moment, pas tous les jours, mais disons deux fois par semaine. En tout cas maintenant. Mais à une certaine époque, justement en 2003, je venais ici presque tous les jours, à partir de midi jusqu’à la fermeture. À l’époque, je ne travaillais pas encore. J’arrivais de Roumanie. C’est juste après que j’ai travaillé comme bouquiniste. Mais je n’ai pas choisi ce métier par hasard. En Roumanie, j’étais courtier en assurance. Ah, ça rapportait plus d’argent ! Mais bon, je pense que chacun a sa place quelque part et ma place à moi, c’est de bosser parmi les bouquins. Mais je lis les Russes à Buffon surtout. »
Marc, le médecin, confie : « Quand j’étais en exercice, je venais très régulièrement ici. Je venais tous les samedis pour lire des revues médicales, le Lancet, des choses comme ça. J’aimais bien venir ici (et je ne devrais pas le dire), parce qu’il y a beaucoup de jeunes. Et on se sent beaucoup plus jeune avec des gens de vingt ans. Et le fait qu’il n’y ait pratiquement pas de médecins aussi ! J’en ai jamais vu. Mais il y en a sûrement… En tout cas, je ne fais pas de réclame. Moins on est, mieux ça vaut ! (rires) Et puis, en dehors du mois de juin, où les gens sont nerveux, en général, ici, c’est calme.
Maintenant que je suis à la retraite, je prends aussi des livres de littérature générale. Si je vous dis ce que je lis, vous allez éclater de rire ! À votre âge… Et bien, je lis Racine ! (rires) Je suis en train d’apprendre par cœur – j’en suis déjà presque aux deux tiers – les Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal des Champs 1. À mon avis, c’est le plus beau texte de prose française que l’on puisse imaginer. C’est éclairé de l’intérieur, avec l’esprit qui ressort. C’est Racine à la fin de sa vie qui a des choses à se faire pardonner et qui a conservé tout son talent d’écrivain.
Sinon, je viens ici pour la médecine. Avant, j’étais gynécologue – obstétricien plutôt. Or, ici, il y a des revues d’obstétrique. Et puis, ce qui est bien, c’est qu’elles ne sont pas très demandées. C’est-à-dire que je les veux et elles sont là. C’est quand même un avantage. Des fois, il y a des revues inutilisées… Avant-hier, par exemple, j’ai lu le dernier numéro du Lancet et je crois que j’étais le premier à l’ouvrir. C’est des numéros tous les quinze jours ! Et j’étais le premier à l’ouvrir ! J’ai l’impression que… ou plutôt j’ai horreur d’ouvrir un journal qui a déjà été lu. Dans ma famille, on était abonné au Monde ; mes parents étaient illettrés. Je ne sais pas qui avait dit à mon père : “Ton gamin, faut l’abonner au Monde !” J’ai donc été abonné au Monde la première année. Rendez-vous compte : la première année où le Monde est sorti. Et j’avais deux frères aînés, qui n’étaient pas très doués pour les études et qui prenaient un malin plaisir à lire le journal avant moi. Ah ça, ça m’énervait. J’aimais bien avoir le journal vierge. Alors là, faudrait lire Giraudoux pour savoir ce que c’est “la première fois” dans la vie (rires).
Aujourd’hui, je suis venu voir les dix ou quinze derniers numéros du Quotidien du médecin, parce que je veux vérifier que mes articles sont bien parus ; parce que des fois, vous savez, il y a des oublis, des choses qui ont été mal tapées, des fautes d’orthographe incompréhensibles. »
Marc est intarissable sur la disponibilité du personnel de la BPI : « À l’intérieur, la bibliothèque est bien, bien organisée, et les gens sont gentils. Ils connaissent très bien leur métier. Ils savent vous donner un renseignement très précis, rapidement. Je dirais même qu’ils se mettent en quatre. J’ai vu plusieurs fois des jeunes femmes – je ne sais pas comment les qualifier – qui m’ont dit : “Écoutez, ça demande un peu de recherche… je suis là tel jour et tel jour… si vous venez dans deux jours, je vous donnerais la réponse.” Et je parle de choses assez pointues, qui ont besoin de vingt minutes de recherche sur internet, et encore, à condition de bien connaître. C’était des questions d’histoire, de généalogie. Mais vous savez, il y a des fois où on ne sait pas trop sur quoi chercher, parce que c’est douteux. On cherche comme tout le monde quoi ! On prend Google, on regarde Wikipédia. Mais tout le monde se recoupe, tout le monde raconte la même chose. Ça ne va pas très loin.
Je m’intéressais à l’histoire d’une famille polonaise : les Kosciusko. Bon, Kosciusko, on apprend ça en histoire, c’était un révolutionnaire polonais, etc. Et j’avais vu la statue de Kosciusko à 50 mètres de la Maison-Blanche, aux États-Unis. Et à l’époque, je m’étais dit : “Kosciusko, ça me dit quelque chose…” Il y en a peut-être un qui est Américain ? Il y a bien des talents américains ! (rires) Voilà, je voulais en savoir plus. Avant de poser la question à cette jeune femme à l’étage littéraire, j’étais même allé à la Librairie polonaise, boulevard Saint-Germain. Le gars m’avait dit (c’était un jeune, il devait avoir 25 ans) : “Écoutez, je ne sais pas…” Mais il ne m’a pas proposé de faire une recherche, lui. En fait, je ne suis pas leur client. J’ai jamais lu un livre en polonais ! (rires) »
Un lieu qui peut changer le cours d’une vie…
La BPI a marqué un moment important dans la vie de nos cinq lecteurs. C’est un lieu qui a peut-être même changé le cours de leur existence. Ainsi, Mélanie se représente la BPI comme un « cocon » qui l’a abrité pendant un an et demi : « Pour moi, la bibliothèque, ça représente un an et demi de ma vie où je n’ai eu rien d’autre que la bibliothèque. Je n’allais nulle part ailleurs et je ne voyais personne en dehors (sauf rares exceptions). On y va entre amis pour se soutenir dans l’acharnement et déconner pendant les pauses ; ou on y va seul car on n’a personne avec qui y aller. Mais bibliothèque signifie surtout “sociabilité” ! C’est l’un des seuls endroits où tout en travaillant comme des cons pour un concours, on peut tout de même voir des gens et se sentir moins seul… étrange lieu de travail, lieu de société et de réconfort… Je crois que ça a été une sorte de forteresse, de cocon où je me suis réfugiée pour travailler tout en ayant un semblant de paix. »
Les propos tenus par Gheorghe laissent clairement transparaître le rôle important joué par la BPI au moment de son arrivée en France : « J’ai appris le français à l’école. J’en ai fait à l’âge de 10 ans. Mais c’est ici que je l’ai vraiment appris. Il y a une différence entre ici et là-bas. La différence, c’est l’accent. Mais c’est avec la littérature française que j’ai surtout appris le français. J’ai commencé avec la littérature. Et après seulement, j’ai appris par la grammaire. J’ai commencé avec Gide. C’était avec La symphonie pastorale. Sur la première couverture, je me rappelle, il y avait une belle peinture de Cézanne qui s’appelle La blouse romaine 2. C’était aussi Les faux-monnayeurs, Narcisse : la théorie du symbole [sic]…Et ensuite, j’ai lu les Oraisons funèbres de Bossuet, justement parce que c’est la langue intellectuelle. Elle contient beaucoup de mots strictement de racine latine et pour moi, ça, c’est un avantage. C’est ça qui m’a beaucoup aidé. Et ici, à la bibliothèque, je trouvais beaucoup de littérature française.
Aujourd’hui, on ne peut pas dire que je viens chercher de la littérature française. Par exemple, je suis en train de finir toute l’œuvre de Mircea Eliade. Je le lis en français car, depuis que je suis entré à Pompidou, j’ai renoncé à jamais de lire en roumain. C’est beaucoup plus intéressant de lire en français. Je ne l’ai jamais lu en roumain d’ailleurs.
Je suis aussi très axé sur la littérature russe. Je parle un petit peu la langue. Mon auteur préféré, c’est Dostoïevski. Je suis aussi un admirateur des poètes. »
Gheorghe raconte aussi qu’en Roumanie, on a du mal à imaginer qu’un tel lieu puisse exister : « Une seule fois depuis – c’était en 2006 – j’ai visité mon pays. Et là-bas, j’ai tenu à raconter tout ceci à mes amis, à ma famille : imaginez-vous comment c’est possible de passer sa vie, des années et des années, à la bibliothèque ! ? »
Pour Alassane, la BPI a pris la place de l’école : « Je suis habitué à venir ici depuis beaucoup d’années, depuis 1996. C’est-à-dire avant la première fermeture. À l’époque, je n’étais pas encore à l’université. Vous savez, je suis un autodidacte. Je dirais même que c’est ici que j’ai appris à lire et à écrire le français. Je suis un véritable autodidacte. À l’époque, j’habitais dans le 14e. Et je ne venais qu’ici, à Beaubourg. Je venais à la bibliothèque pour lire, faire des recherches personnelles. C’était pour faire des études plus tard. Et c’est ce que j’ai fait après. »
À chacun ses petites habitudes
À la BPI, ses cinq lecteurs ont pris, avec le temps, leurs habitudes. Ainsi Alassane a « son » étage : « Je n’ai pas de coin. On ne peut pas avoir de coin ici. C’est pas possible. On fait la queue et on prend la place qui est disponible. Mais je vais toujours au premier étage : à côté de la philo. Je vais aussi chercher des livres en économie, en histoire. Il m’arrive donc de monter, mais c’est rare. » Gheorghe, quant à lui, recherche la tranquillité : « En 2004-2005, je me suis donné la peine d’écrire un roman. J’avais alors mes endroits. J’ai toujours cherché une place un tant soit peu cachée, pour avoir de la tranquillité. C’était “à l’histoire”, au troisième étage, à droite. Je prenais toujours la première chaise de la table pour ne pas avoir de voisin à ma gauche. Maintenant, je suis au niveau 2 parce que je m’intéresse à l’ésotérisme. »
Mélanie aime y retrouver des têtes connues : « En médecine, les proches, on les perd en majorité… Et c’est vrai que les seuls amis qui me restent d’avant la médecine sont ceux qui viennent à la bibliothèque avec moi (une en droit, quasiment tout le temps et un en éco, de temps en temps). Donc oui, les seuls “contacts sociaux” que j’ai se font à la bibliothèque (malheureusement).
Pour ce qui est de la famille, même si je vis encore chez mes parents avec mes frères, je les vois presque jamais : quand je rentre, ils sont couchés et le matin, on n’a pas les mêmes horaires (malheureusement aussi). C’est pour ça aussi qu’on a besoin de venir en bibliothèque, pour se sentir avec du monde. Même si on ne connaît personne, on reconnaît des gens, ça fait plaisir, ça fait comme une famille inconnue. Par exemple, il y a des gens qui sont toujours à la même place. Les voir tout le temps là, ça réconforte de se dire que non seulement on n’est pas les seuls à bosser là tout le temps, mais aussi que, d’un certain côté, on est entouré psychologiquement (je n’arrive pas à l’exprimer). Il y a un tas de personnes à qui on a donné des petits surnoms parce qu’ils sont toujours là. Je ne sais pas si c’est compréhensible, mais je trouve que ça fait comme une petite “famille beaubourgeoise”.
Les rencontres ? Généralement, c’est des hommes qui me laissent leurs coordonnées, mais je n’ai jamais donné suite. Mais ça fait quand même plaisir d’en recevoir, on se sent exister, c’est rare (là aussi, je ne sais pas si c’est compréhensible). Sinon, j’ai rencontré deux filles de la fac l’année dernière, qui sont devenues des “camarades” dirons-nous. Comme je l’ai dit, je travaille avec une amie du lycée, qui est en fac de droit maintenant, et avec une copine que j’ai rencontrée à la fac cette année aussi ; mais on ne se met pas à côté (je trouve ça stressant d’avoir des gens de la fac à côté de moi). Et, parfois, certains autres nous rejoignent. »
Une autre bibliothèque ?
Les cinq lecteurs interrogés ont parfois essayé d’autres bibliothèques. Est-ce mieux ailleurs ? Alassane n’est visiblement pas de cet avis : « C’est rare que j’aille à la bibliothèque de l’université. L’année dernière, j’allais aussi à la Bibliothèque nationale. J’avais une carte. C’est impressionnant aussi. Mais c’est pas la même chose. Ici, j’ai vraiment pris mes marques. François Mitterrand, ça ferme tôt : ça ferme à 20 heures. Ici ça ferme beaucoup plus tard : à 22 heures. Et ça me laisse le temps… et c’est le soir que je suis beaucoup plus productif. Enfin, moi, je viens ici : j’aime bien cette maison. »
Lorsque la BPI est saturée, Pierre se rend parfois dans d’autres bibliothèques : « Soit je retourne à l’université, soit je vais dans les petites bibliothèques de quartier, dans les arrondissements. Oui, il y en a dans à peu près tous les arrondissements de Paris. Je vais parfois à la bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG). Enfin, j’y vais beaucoup moins qu’avant. Mais j’aime pas trop. C’est le style, l’ambiance. Un point positif pour ici, c’est le style moderne-contemporain. À la BSG, on se sent vraiment sous l’Ancien Régime encore. C’est un peu comme Paris 4, la bibliothèque, c’est vraiment l’Ancien Régime. Alors qu’ici, c’est plus décontracté. Et la population est différente. C’est clair que ce n’est pas le même type de personnes. Ici, on se confronte à toutes sortes de populations. C’est aussi ça que j’ai aimé la première fois que je suis venu ici. »
Mélanie a également fait quelques incursions ailleurs. Mais elle reste globalement attachée à la BPI : « Depuis, j’ai essayé plusieurs bibliothèques. Mais c’est Beaubourg que je préfère. Par contre, il y a des points négatifs comme les prix de la cafète, la queue le dimanche matin et le manque de certains bouquins qui sont pris d’assaut dès l’ouverture.
Sinon quand il y a eu les grèves, j’ai pas mal fréquenté Sainte-Barbe, qui est à côté de la BSG. Je l’ai trouvée bien et même s’il n’y a aucun livre scientifique, il y a de plus en plus de gens en médecine qui fuient les autres personnes de médecine et préfèrent s’isoler pour travailler. La BSG, personnellement, je n’aime pas trop : il fait sombre, ça résonne, il y a pas mal de bruit, pas beaucoup de prises électriques, les places sont étroites et beaucoup plus de queue qu’à Beaubourg ! En revanche, je ne suis jamais allée à la BnF, parce que c’est payant. Mais je sais que pas mal de gens de médecine y vont quand même. Quant à ma BU : elle est tout simplement saturée et il n’y a pas assez de places pour tout le monde. Et moi, je n’aime pas être entourée de gens qui bossent la même chose que moi, en même temps que moi : c’est une atmosphère assez pesante et stressante. »
Gheorghe a testé le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France sans grand succès : « Ici, c’est très démocratique. À Mitterrand, par exemple, on a le sentiment d’être dans une église. Je veux dire – et c’est probablement pareil pour tout le monde – que c’est un petit peu trop aristocratique. Ici, je crois que je connais quelques centaines de personnes qui viennent toujours par là. Eh oui ! Depuis le temps… » Par contre, il a un autre lieu favori : « À part la BPI, ma bibliothèque préférée, c’est la bibliothèque Buffon. Parce qu’elle est dans mon quartier. Peut-être aussi, parce que je me suis fait des amis parmi les bibliothécaires. Ici, je ne les connais pas. Je n’ai jamais essayé de faire leur connaissance. Non, ici, je connais surtout les agents de surveillance ! (rires) Ils ne se donnent même plus la peine de vérifier mon bagage. Ils me connaissent bien. »
De temps à autre, Marc délaisse lui aussi la BPI pour la bibliothèque Mitterrand : « Je viens à la bibliothèque depuis une douzaine d’années environ, sauf les deux ou trois années où elle a été en travaux. C’était fermé et ça m’a beaucoup manqué. Je suis donc allé à Mitterrand. C’était déjà ouvert là-bas. Quand je veux des choses générales, je viens ici ; et quand j’ai des travaux très spéciaux à faire, sur des revues anciennes, je vais à Mitterrand. Parce que j’écris des articles de critiques pour des journaux médicaux français. »
Une bibliothèque à améliorer
Pierre, Alassane et les autres ont beau aimer « leur » bibliothèque, ils restent critiques à bien des égards. Pierre commente : « Je note que (en pensant aux petites choses qui pourraient être améliorées à la bibliothèque) il y a souvent du bruit dans les espaces de lecture, parce qu’il y a des lycéens ou même des étudiants qui viennent travailler en groupe. Et ils font du bruit. Et ça, ça peut être dérangeant.
Maintenant, le gros problème, malgré qu’il y a beaucoup de places, c’est l’attente en bas. Alors moi, ça fait un petit moment que je fréquente la bibliothèque et je peux vous dire que depuis le plan Vigipirate, c’est un enfer ! C’est-à-dire depuis la fouille à l’entrée, l’attente est trop longue et des fois, je vous dis, il y a des étudiants qui rebroussent chemin. Donc, ouais, c’est trop long. Mais c’est le seul point négatif.
Moi je travaille toujours à cet étage-là. Je ne vais jamais au troisième. Mais, ici, je n’ai pas de coin. Je ne suis pas superstitieux. Non, non, je vais un peu partout.
Pour moi la bibliothèque, ou quand je pense à la bibliothèque, l’idée qui me vient, c’est l’attente en bas. Je reviens toujours à ça. C’est-à-dire : je prends le bus ou je me dirige vers le Châtelet, bon je passe par là, je regarde la queue et s’il y a du monde ou pas. C’est-à-dire que si je vois qu’elle dépasse déjà un certain seuil, je sais que je ne rentrerai pas. Donc c’est à ça que je pense. »
Alassane fustige les lycéens… et les femmes à talons hauts : « Par contre, les conditions de travail sont pas terribles. C’est plutôt une question de périodes en fait. Quand les lycéens passent leur bac, ou quand le bac approche, c’est le bordel. Excusez-moi du terme, mais c’est vraiment le bordel. C’est le bruit : ça parle, ça rigole. L’indiscipline. Aucun respect pour les autres qui travaillent. Ils viennent et ils racontent leur vie. Ca m’arrive souvent d’intervenir. Mais bon, comme vous savez, ils évoquent leur droit : “J’ai le droit de parler !” Bon ! Donc, on n’y peut rien. Je pense que c’est à la bibliothèque de faire un effort.
Si je peux dire quelque chose, je voudrais dire depuis très longtemps, si c’est possible d’annoncer – particulièrement aux femmes qui portent des talons – au moins de marcher doucement. Ça c’est vraiment embêtant ! L’allée centrale, là, c’est vraiment embêtant ! Il faudrait interdire les talons ! (rires) Pas les femmes. Sinon, on ne vient plus ! (rires). Mais, au moins, s’il y avait la possibilité de mettre une moquette. Parce que ça m’arrive parfois de m’asseoir à côté de l’allée centrale, et là, je ne travaille pas. Il y a pas moyen de pouvoir se concentrer. C’est dommage. Mais par contre, moi, c’est ma maison.
Depuis 96, ça n’a pas beaucoup changé ici. L’esprit est toujours le même. Enfin, j’ai le sentiment qu’avant, c’était quand même mieux. Je veux dire : avant, déjà, il y avait moins de queue. On ne faisait pas la queue, sauf en période d’examen. Et puis, je ne sais pas, au niveau du placement, il y a quelque chose qui a changé. Ce n’est plus comme avant. Bon, c’est pas très grave non plus. L’essentiel, c’est de trouver une place et de trouver les livres qu’on cherche. Mais bon, il y a quand même un changement. Je ne peux pas vous dire comme ça. Mais c’est clair, il y a un petit changement. Quand je suis revenu, après ma période toulousaine, et après la réouverture de la bibliothèque, j’ai vu que ce n’était plus comme avant. »
Enfin, Marc critique l’architecture du bâtiment : « J’aime bien cette bibliothèque. Sauf le cadre. C’est affreux ! Esthétiquement, c’est de l’ordre de la tour Eiffel. Mais les médias ont fait tellement de publicité que tout le monde s’est dit que, quand on aura enlevé les échafaudages, ce sera beau ! (rires) »
Laissons à Mélanie, l’étudiante en médecine, le mot de la fin : « Ma bibliothèque idéale (qualités pas forcément dans l’ordre) serait : bien éclairée… avec des grandes places pour s’asseoir et travailler… beaucoup de places… silencieuse… avec beaucoup d’ouvrages et de nombreux exemplaires dans tous les domaines… facile d’accès… pas de queue pour rentrer… avec un endroit détente cafète pas chère… des toilettes propres (on oublie parfois, mais c’est important !) propre en général… avec un point photo¬copies… et des ordinateurs avec accès internet (ça a un côté pratique) avec un système pour sortir et re-rentrer sans faire la queue… ouverte tous les jours et sur une grande plage horaire. »