La république a besoin d'histoire. Interventions, 2000-2010

par Anne-Marie Bertrand

Jean-Noël Jeanneney

Paris, CNRS Éditions, 2010, 230 p., 22 cm
ISBN 978-2-271-06982-5 : 19 €

Cet ouvrage est le recueil de textes de Jean-Noël Jeanneney publiés (ou non, j’y reviendrai) entre 2000 et 2010, et fait ainsi suite à un premier recueil, portant le même titre et publié aux Éditions du Seuil en 2000. Il comporte 21 textes, dont deux inédits (une brève introduction et la longue « Lettre aux personnels de la Bibliothèque nationale de France au moment de leur dire adieu »). Les 19 autres sont des articles publiés dans Le Débat, dans L’Histoire, des interventions ou tribunes dans des quotidiens ou dans des ouvrages. Ils sont regroupés en quatre rubriques : « L’antenne et l’écran » (six textes), « De Gutenberg à Google » (six textes), « Pour la gauche » (cinq textes), « Pour l’Europe » (deux textes) et une conclusion.

Donner des reliefs à l’histoire

On ne présente plus Jean-Noël Jeanneney, rare spécimen d’universitaire ayant mené de front un parcours scientifique, une carrière politique et des responsabilités administratives : secrétaire d’État, responsable de la mission du bicentenaire, président de Radio France, président de la BnF, responsable scientifique des Rendez-vous de l’Histoire (Blois), professeur à Sciences-Po, et j’en oublie. Ce recueil rend hommage à « dix ans d’engagements et d’interventions publiques » (4e de couverture) et à la conviction que le présent se nourrit de la connaissance du passé, que « la connaissance des combats passés peut et doit aider à apprécier les problèmes et à esquisser les solutions » (p. 23). Le regard est lucide et chaleureux, le texte à la fois érudit et alerte.

La rubrique « Pour l’Europe » compte deux textes, tous deux consacrés à la question de l’identité européenne et à sa singularité – « Toute identité se définit forcément par des différences » (p. 196).

La rubrique « Pour la gauche » comporte des textes courts, tribunes indignées cherchant à rétablir une certaine vérité historique par rapport à des abus ou ignorances néfastes (la laïcité, Sarkozy et les grandes figures de la gauche, Lafayette au Panthéon).

Entrons dans le cœur du propos avec la rubrique « L’antenne et l’écran ». On retrouve ici les interrogations de l’auteur sur l’évolution des médias, de la télévision à internet, leur rôle social, leur rôle politique, leur avenir – « Penser juste sur les médias est d’importance civique », écrit-il dans un curieux et amusant exercice de dézingage de la pensée de Pierre Bourdieu (« Bourdieu et la télévision »), où il se montre plus proche de Dominique Wolton que du défunt sociologue, accusé d’une pensée convenue, voire ignorante – « Il aplatit le passé. On ne trouve pas, dans son propos, de densité temporelle » (p. 30).

La BnF, Google, la BnF

On me permettra de faire un sort particulier à la rubrique « De Gutenberg à Google ». On trouve ici le fondateur « Quand Google défie l’Europe » (Le Monde, 23 septembre 2005) et le moins connu « Vers la très grande bibliothèque numérique » (Le Monde, 25 mai 2006) qui présente le projet Europeana. Plus récent, figure aussi « BnF et Google : l’insupportable tête-à-queue » (Le Figaro, 27 août 2009), tribune de protestation contre l’hypothèse, alors avancée, d’une négociation entre la BnF et Google – genre statue du commandeur ! Le texte sur la culture gratuite met au point quelques vérités (la culture n’est jamais gratuite) et propose une solution contre-productive et plutôt paresseuse : « Il faut promouvoir le paiement direct par le consommateur, à l’acte, sur le web » (p. 155) qui rappelle le malheureux souvenir de la querelle du droit de prêt où quelques éditeurs plaidaient pour le paiement, par l’usager, de chaque emprunt de livre en bibliothèque.

Le texte le plus intéressant, et pas seulement parce qu’il était inédit, est la « Lettre aux personnels de la Bibliothèque nationale de France au moment de leur dire adieu » (52 pages, mars 2007), texte à la fois émouvant et instructif.

Émouvant par l’attachement à la BnF qu’il traduit, par la fierté assumée d’avoir occupé ce poste, par les regrets exprimés de ne pouvoir continuer l’œuvre entreprise, par l’amertume sous-jacente d’un mandat qui aurait pu être prolongé (comme ce fut le cas pour d’autres) au-delà des 65 ans fatidiques – « Contre mon gré, il me faut vous quitter » (p. 137).

Instructif car il balaye non seulement l’ensemble de l’activité de cette grande maison mais aussi son avenir, ses atouts, ses défis, les risques qu’elle court, voire ses faiblesses. Au-delà du satisfecit général (ou presque)  * délivré aux collaborateurs les plus proches (Agnès Saal, Jacqueline Sanson), au Conseil d’administration, au Conseil scientifique, aux personnels, à leurs délégués syndicaux, aux partenaires, aux mécènes, etc., Jean-Noël Jeanneney, en effet, met l’accent sur quelques points problématiques – et on lui sait gré de cette sincérité. La BnF, dit-il, souffre d’un déficit de légitimité, et donc d’un déficit d’investissement, auprès du monde politique : après la construction de Tolbiac, intéresser les décideurs aux travaux nécessaires au quadrilatère Richelieu fut une gageure – y compris la seule mise aux normes en matière de sécurité. Il faut, écrit-il, « faire entendre la rumeur de notre dynamisme et connaître la richesse de nos trésors » (p. 115). Chaque bibliothécaire en est bien conscient.

Et puis, presque dix ans après l’ouverture de Tolbiac, la BnF souffre encore de la dichotomie des équipes. Il y a le « maintien des différences », des « bleus à l’âme » qui ne sont pas effacés, il y a une inquiétude sur l’avenir de Sablé, il y a surtout Richelieu, la « salle Labrouste désertée, métaphore d’une possible déréliction » (p. 109), un sentiment complexe de supériorité et d’angoisse.

On ne saurait trop, on l’aura compris, conseiller la lecture de ces textes, intelligents, lucides, honnêtes – avec une réserve sur un sentiment anti-américain, basique (je n’ose dire primaire), récurrent, p. 53, 56, 77, 78, 81, 95, 123, 125, 127, 130, 149, 158, et, pour tout dire, lassant.

  1. (retour)↑   Si le premier ministre de tutelle, Jean-Jacques Aillagon, est salué avec sympathie, voire gratitude, il n’en est pas de même pour son successeur, Renaud Donnedieu de Vabres qui a mis la BnF « au pain sec ».