Transmettre le savoir

Des âges préhistoriques au monde numérique

par Franck Hurinville

Cécil Guitart

Paris, la pensée sauvage, 2009, 243 p., 23 cm
ISBN 978-2-85919-252-5 : 22 €

Cela fait maintenant près de vingt-cinq ans que la révolution numérique ne cesse de fasciner aussi bien que d’inquiéter. L’observateur est pris de vertige devant les possibilités démultipliées de mettre en ligne le texte, l’image, le son pour mieux les re-découvrir, les interroger, les manipuler. Il observe avec minutie les jeunes générations s’approprier de nouveaux appareils de lecture, inventer une novlangue, s’apparier dans des communautés virtuelles. Assurément, la révolution numérique promet l’avènement d’un nouveau rapport au savoir, mais selon des lignes de force encore difficiles à saisir. De cette révolution, Cécil Guitart est un observateur avisé et lucide. Et enthousiaste : à ses yeux, « la numérisation de tous les savoirs dans un cyberespace globalisé donne [à l’homme] la possibilité d’assumer pleinement le destin de l’humanité ».

Une passionnante enquête sur la transmission du savoir

Mais cette faculté enfin donnée à l’humanité peut-elle se comprendre indépendamment d’un passé qui l’a menée à un niveau de développement intellectuel et culturel inédit ? Cécil Guitart est convaincu du contraire et appuie sa passionnante enquête à la recherche des clefs de la transmission du savoir sur la longue histoire de l’homme, depuis l’industrie lithique jusqu’à nos jours.

Conservateur général honoraire des bibliothèques, Cécil Guitart s’est consacré à la lecture publique et à la médiation culturelle en menant plusieurs vies à la fois : collaborateur de Jean Gattégno, militant de l’éducation populaire, maire adjoint de Grenoble chargé du développement culturel solidaire et de la culture scientifique, technique et industrielle, directeur régional des affaires culturelles du Limousin… Sans se détourner de l’action, il semble aujourd’hui désireux de mener une réflexion de fond, profonde, généreuse, inspirée, comme l’atteste la publication de Tutoyer le savoir, une économie solidaire de la société de l’information et de la connaissance, premier volet de la trilogie dont le présent ouvrage est la deuxième partie  *.

Le refus des typologies simplistes

Cécil Guitart retrace l’épopée du savoir des hommes en distinguant trois types de transmission : la transmission orale, la transmission écrite, la transmission numérique. Le nomadisme et les migrations, l’écriture, les réseaux en sont les vecteurs respectifs.

L’auteur n’apprécie cependant pas les typologies simplistes. À rebours de la vision commune d’une évolution en ligne droite, il rappelle par exemple le concept d’évolution « buissonnante ». « C’est ainsi que les lames tranchantes du Solutréen (feuilles de laurier), considérées comme la perfection en matière d’industrie lithique, peuvent coïncider chronologiquement au Moyen-Orient avec la civilisation prénéolithique. » L’auteur se garde de pousser le raisonnement et de dire si cette cohabitation des niveaux technologiques pourrait être transposée à notre époque… La transmission orale des savoirs est une question de survie ; inversement, « c’est l’isolement et l’absence de transfert de technologie qui conduit le peuple néanderthalien à sa disparition inexorable ».

L’invention de l’écriture change la donne. Cécil Guitart met au jour ce qu’il appelle une « économie générale de la connaissance » en identifiant trois procédés. La production se dérobe souvent à l’analyse et il est souvent difficile d’identifier les producteurs de savoir, les lieux où il s’élabore tout autant que ses modes d’élaboration. La diffusion repose essentiellement dans des instances de médiation que sont les institutions éducatives, le service public de la culture et les industries culturelles. Cécil Guitart n’est pas dupe : « Ces dispositifs fonctionnent bien, même si la sociologie des pratiques culturelles révèle quelques déficits. » Enfin, le militant de l’éducation populaire n’oublie pas le troisième procédé qu’est la transmission du savoir au sens propre du terme, qui repose sur la double démarche cognitive de l’élève (ou de l’étudiant) et « du curieux ou de l’autodidacte qui cherche à comprendre le monde dans lequel il vit ».

Une utopie agissante

Cécil Guitart n’est pas un prophète et son enthousiasme n’est pas irréfléchi. Il ne se dissimule pas combien le savoir est instrument de pouvoir, à plus forte raison dans le monde de l’écriture : aux pouvoirs politique, spirituel et individuel, on « pourrait rajouter aujourd’hui : un pouvoir démocratique (écriture journalistique), un pouvoir technocratique (écriture informatique), et un pouvoir publicitaire (qui se nourrit de toutes ces écritures) ». Les pistes qu’il donne en fin d’ouvrage pour maîtriser la transmission numérique qui se cumule avec toutes celles qui l’ont précédée restent imprégnées cependant de l’utopie agissante qui est sa marque de fabrique. « Savoir perdre pour gagner », « un langage qui fait appel à tous les sens », « reconnaissance des échanges », autant d’intitulés, parmi d’autres, qui feront bondir les esprits forts. Pas assez forts pourtant pour imaginer librement les nouveaux droits du savoir et de la culture auxquels Cécil Guitart consacrera le troisième opus de sa trilogie. Rendez-vous est pris.

  1. (retour)↑   Publié chez le même éditeur, en 2007. Voir sa recension dans le BBF, 2007, n° 6, p. 116-117.