Rencontres européennes du patrimoine

La numérisation du patrimoine écrit

Guillaume Fau

Le 31 mars dernier, l’Institut national du patrimoine accueillait les Rencontres européennes du patrimoine, sur le thème de la numérisation du patrimoine écrit. De nombreux projets de numérisation ont été présentés.

Exemples européens de numérisation du patrimoine

Les incunables en langue italienne

Amedeo Quondam (Université La Sapienza, Rome) a présenté un projet de constitution de bibliothèque numérique des incunables italiens en langue vulgaire élaboré par l’université de Rome et dont la mise en ligne est prévue pour la fin 2012. L’enjeu est de rassembler virtuellement un ensemble cohérent et organique de documents rares et très dispersés, destinés initialement au marché de la lecture. Il ne s’agit donc pas seulement d’un transfert de support, mais aussi de la création d’une bibliothèque numérique qui n’a jamais existé en tant qu’entité physique de conservation. L’objectif est de favoriser l’étude des rapports à la fois entre typographie et langue vulgaire, entre tradition manuscrite et tradition imprimée, entre typographie et usages de lecture, ainsi qu’entre typographes et auteurs contemporains.

Le corpus a été défini sur la base des données de l’ISTC (Incunabula Short Title Catalogue)  1 : 2 154 unités bibliographiques ont été retenues, réparties dans 145 bibliothèques dont 66 hors d’Italie (1 683 sont en Italie ; 471 viennent d’ailleurs, notamment de la Bibliothèque apostolique du Vatican, de la British Library, de la Bibliothèque nationale de France – BnF, de la Biblioteca Capitular y Colombina de Séville, etc.). Le coût du projet est estimé à 250 000 euros, soit un coût moyen par page de 0,72 euro.

En juin 2007, il a été décidé de commencer la numérisation par les 471 volumes conservés en exemplaire unique dans les bibliothèques étrangères : à ce jour, seules 22 des 66 bibliothèques ont adhéré à l’initiative. En février 2008 a débuté la numérisation des 1 683 exemplaires conservés dans les bibliothèques italiennes.

Les difficultés rencontrées dans la réalisation de ce projet sont dues aux nombreux retards dans les réponses de la part des bibliothèques contactées, aux garanties sur les droits intellectuels demandés par chacune des bibliothèques, aux coûts de production parfois très divergents, et à la difficulté de récupérer des métadonnées.

Le fonds royal de la British Library

Le « Royal Manuscripts Project », présenté par Joanna Fronska, a été lancé par la British Library en collaboration avec le Courtauld Institute of Art de l’université de Londres, en octobre 2008. Le projet porte sur les manuscrits de l’ancienne bibliothèque royale anglaise issue du don effectué par George II au British Museum en 1757. Cette collection n’a jamais été étudiée dans son ensemble.

Le déroulement du projet comprend trois étapes :

  • Le catalogage des manuscrits du fonds royal et la publication en ligne dans le Catalogue of Illuminated Manuscripts  2. Le catalogue sera illustré par la reprise d’images déjà existantes et par de nouvelles prises de vues numériques (au moins une image représentative par manuscrit). À terme, la volumétrie est estimée à 9 000 notices environ.
  • Exposition des manuscrits enluminés du fonds royal à la British Library d’octobre 2011 à mars 2012.
  • Colloque international sur la collection royale.

Le projet de la librairie des ducs de Bourgogne

Ce projet porte sur le noyau historique de la collection royale de Belgique. Il s’agit de 280 manuscrits dont la conservation dans les collections européennes est complexe et traversée de nombreux aléas historiques.

Les partenaires de la Bibliothèque royale de Belgique incluent entre autre la BnF, la British Library, les bibliothèques de Vienne, de La Haye…

Comme l’a rappelé Bernard Bousmanne, de la Bibliothèque royale de Belgique, le projet vise la numérisation intégrale du corpus, soit 45 000 images environ dont les métadonnées seront fournies par les inventaires en cours de publication (4 volumes parus à ce jour incluant les notices de 162 manuscrits). L’accès au corpus numérisé se fera par Belgica, Gallica et Europeana.

La numérisation des manuscrits suisses : e-codices

Depuis 2006, la Suisse possède un portail de manuscrits en ligne, e-codices  3. Il s’agit de la bibliothèque virtuelle des manuscrits conservés dans les collections suisses : bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall (1 000 manuscrits environ), bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (850 manuscrits), bibliothèque universitaire de Bâle (1 750 manuscrits), bibliothèque de l’abbaye d’Einsiedeln (450 manuscrits musicaux), bibliothèque de Genève (350 manuscrits), bibliothèque de la Fondation Bodmer (200 manuscrits), et bien d’autres (Zürich, Schaffhausen…). Au total, 7 200 manuscrits médiévaux ont vocation à figurer dans e-codices.

Aujourd’hui, 572 manuscrits issus de 25 bibliothèques ont été mis en ligne ; 750 autres seront disponibles fin 2010.

L’équipe de travail comprend treize personnes et l’atelier de numérisation est installé à la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall.

Le projet d’e-codices, présenté lors de cette journée par Christoph Flüeler, de l’université de Fribourg, s’articule autour de trois points forts :

  • Le plurilinguisme s’est imposé en raison de la réalité linguistique suisse : e-codices est donc disponible en allemand, français et italien, langues auxquelles s’est ajouté l’anglais, indispensable sur internet.
  • C’est un portail national, enjeu d’importance en Suisse en raison du fédéralisme et du découpage historique des cantons.
  • L’objectif est de créer une plateforme internationale pour la recherche sur les manuscrits, en collaboration avec la recherche universitaire. De ce point de vue, e-codices se veut aussi un moyen de publication qui répond à un réel besoin de la recherche, comme en témoigne le succès rencontré à l’été 2009 par la publication en ligne d’un appel à collaboration qui a rassemblé plus de 150 propositions de numérisation et d’exploitation des images.

L’International Dunhuang project

Alastair Morrison, de la British Library de Londres, a rappelé qu’il s’agit d’un projet collaboratif international né en 1994 et qui vise à rendre accessibles sur internet les images de tous les manuscrits, objets, peintures, tissus… provenant de la grotte de Dunhuang (Chine occidentale) et d’autres sites archéologiques de la Route de la Soie (environ un millier de sites au total).

Redécouverte en 1900, la grotte de Dunhuang recélait 40 000 manuscrits, peintures et documents imprimés. Par ailleurs, des dizaines de milliers d’objets ont été exhumés dans d’autres sites. L’ensemble constitue un témoignage exceptionnel sur l’activité de la Route de la Soie du Ier siècle avant notre ère au XVe siècle.

Au cours du XXe siècle, cette collection a été dispersée dans le monde entier et, de ce fait, l’accès en est devenu difficile. Les collections les plus importantes se trouvent à la BnF, à la British Library, à l’Institut des manuscrits orientaux à Saint-Pétersbourg, à la Bibliothèque nationale de Chine à Pékin. Le projet porte sur 250 000 objets au total et comprendra un million d’images environ à terme. Sa direction est basée à la British Library, mais des centres partenaires se sont ouverts en Chine, en Russie, au Japon, en Allemagne et en France. Le site  4, mis en ligne en 1998, permet d’accéder à une base de données composée d’images assorties d’informations contextuelles.

Les partenariats dans le domaine du livre et des archives

La numérisation des documents médiévaux des Archives nationales

Le projet scientifique des Archives nationales, détaillé par Bruno Galland, est en cours d’élaboration dans le cadre de la réorganisation de l’institution sur trois sites. Il privilégie la numérisation et la mise en ligne de fonds d’archives accessibles depuis leur instrument de recherche, et non plus simplement de pièces isolées (telles qu’elles pouvaient être présentées sur le modèle du florilège, par exemple).

Certains fonds très demandés (dossiers de Légion d’honneur, répertoires des minutes des notaires) et des documents très fragiles (cartes et plans, documents de la Seconde Guerre mondiale) sont concernés par cette politique de numérisation, mais une attention particulière est portée aux documents médiévaux avec la numérisation des registres du Trésor des cartes.

Aujourd’hui, les registres de Philippe Auguste commencent à être mis en ligne. Parallèlement, une valorisation de ces fonds intervient, comme ce fut le cas avec l’exposition « Trésor des chartes des rois de France : la lettre et l’image, de saint Louis à Charles VII » (du 4 avril au 1er juillet 2007).

Le projet « Roman de la Rose » à l’université Johns Hopkins

En 2005, un partenariat entre les bibliothèques de l’université Johns Hopkins et le département des Manuscrits de la BnF a été mis en place pour numériser les 250 manuscrits du Roman de la Rose qui sont répartis entre plusieurs lieux de conservation (pour la France : à la BnF et dans plusieurs bibliothèques municipales de province).

Le Roman de la Rose, a rappelé Stephen Nichols (Johns Hopkins University) est l’œuvre en langue vernaculaire la plus importante de son époque : traduite en de nombreuses langues, très souvent imitée, elle a été jugée la plus représentative de la transmission manuscrite des œuvres littéraires du Moyen Âge et retenue à ce titre comme clé de voûte d’un projet de numérisation collectif qui permet de réunir en ligne le corpus.

Grâce au généreux concours de la fondation Mellon, ce projet collaboratif a débouché sur la numérisation intégrale des manuscrits  5.

Le site offre toutes les fonctionnalités de navigation dans les images et propose aussi de nombreuses possibilités en termes de recherche, d’exploitation et de valorisation liées au corpus (le retour sur utilisation est particulièrement positif en provenance du milieu enseignant, à des fins pédagogiques). Il illustre la collaboration entre universitaires et bibliothécaires. Depuis septembre 2008, la fréquentation du site s’élève à 32 125 visiteurs, dont 27 % de « récidivistes ».

Les Archives de Lorraine

Hélène Say, des Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, et Hélène Schneider, de l’université Nancy 2, ont présenté le projet de numérisation des Archives de Lorraine. Un projet né de la rencontre de deux initiatives concomitantes : établir un instrument de recherche pour la collection de Lorraine (collection des Provinces) en vue d’une numérisation du fonds, au département des Manuscrits de la BnF ; reconstituer virtuellement le corpus des archives ducales médiévales de Lorraine, à l’université de Nancy 2.

En effet, les archives, dispersées par les aléas de l’histoire et seulement partiellement décrites, sont réparties aujourd’hui entre plusieurs lieux de conservation : Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, Archives nationales, Institut de France, BnF, Haus-Hof-und Staatsarchiv de Vienne (Autriche).

Le projet comprend deux volets chronologiques : des origines à 1508, et de 1509 à 1737 (cette période sera traitée dans un second temps).

Le projet Flaubert

Guillaume Fau (département des Manuscrits, BnF), Christelle Quillet (bibliothèque municipale de Rouen), Emmanuelle Toulet (Bibliothèque historique de la ville de Paris, BHVP) ont expliqué que le projet Flaubert s’appuie sur le travail de numérisation des manuscrits de l’auteur, effectué, ou prévu de l’être, par la BnF, la BM de Rouen et la BHVP. En effet, depuis 1914 et les dons effectués par Caroline Franklin-Grout des papiers de son oncle, parfois complétés par les politiques d’acquisitions patrimoniales tout au long du XXe siècle, les manuscrits de Gustave Flaubert sont conservés dans ces trois institutions. À la BnF, le projet Optima a permis la numérisation intégrale et la mise en ligne sur Gallica de l’ensemble du fonds Flaubert du département des Manuscrits (papiers scolaires, œuvres de jeunesse, œuvres majeures comme les brouillons de L’éducation sentimentale, Trois contes, Salammbô, La tentation de saint Antoine). Ces images sont également accessibles à partir des notices du catalogue BnF archives et manuscrits  6. À Rouen, la numérisation intégrale du manuscrit de Madame Bovary 7 a été menée par la bibliothèque municipale, en partenariat avec l’université (Centre Flaubert, laboratoire LITIS – laboratoire d’informatique, du traitement de l’information et des systèmes). En projet, la numérisation du manuscrit de Bouvard et Pécuchet. À la BHVP, le projet porte sur la trentaine de carnets de notes et de voyages de Flaubert ainsi que sur le manuscrit de L’éducation sentimentale. Aujourd’hui, l’enjeu est la réalisation d’un point d’accès unique à ce corpus numérisé monumental, rassemblé virtuellement, proposant des outils de navigation, d’interprétation et d’exploitation.

Les comptes des châtellenies savoyardes en ligne

Le site castellanie.net a pour vocation de mettre à disposition du public la documentation comptable locale des anciens États de Savoie. L’objectif est de rendre consultable sur un site unique cette abondante documentation actuellement répartie dans plusieurs dépôts d’archives. Le site, qui sera progressivement enrichi, donne aujourd’hui accès aux comptes de châtellenies du XIIIe siècle conservés aux Archives départementales de Savoie (dont ils constituent un des fonds les plus emblématiques) et aux Archives départementales de la Côte-d’Or (qui conservent les comptes des châtellenies bressanes).

Les comptes mis en ligne ont été numérisés par les services des Archives départementales de Savoie. Ils ont, pour certains d’entre eux, fait l’objet d’une analyse et d’une transcription réalisées par les membres de l’équipe de recherche animée par Christian Guilleré (université de Savoie) et Jean-Louis Gaulin (université Lumière – Lyon 2). Les transcriptions seront mises en ligne en libre accès au terme d’un processus de relecture destiné à en assurer la qualité. Le site, mis en place par Marjorie Burghart (EHESS, Lyon), offre plusieurs modalités d’accès aux comptes, par le nom des châtellenies ou les années documentées.

De la numérisation à la valorisation

Sylviane Messerli (Fondation Martin Bodmer, Genève) a présenté la collection « Sources », coéditée par les Presses universitaires de France et la Fondation Bodmer, qui publie quatre fac-similés sur support papier par an, dont les titres sont choisis parmi les ouvrages conservés à la Fondation Bodmer et dans la collection du bibliophile genevois Jean Bonna. Chaque fac-similé est introduit par un préfacier qui apporte une mise en perspective scientifique (Marc Fumaroli, Michel Zinc, Jacqueline Cerquiglini-¬Toulet…). La collection 2010 comprendra des incunables, un manuscrit d’Olivier de La Marche, une vie de Bouddha et des autographes de Borgès, le tirage moyen étant de mille exemplaires. La démarche obéit à une approche clairement bibliophilique, revendiquant la sélection et la fidélisation du public à l’époque du tout numérique.

Françoise Juhel (responsable des éditions multimédias à la BnF), quant à elle, a replacé son travail dans le contexte de la numérisation considérée comme enjeu de médiation. Elle a présenté les objectifs de la valorisation multimédia du patrimoine écrit à la BnF : donner à voir, de façon sensible ; donner à comprendre ; animer des communautés de lecteurs. Les éditions multimédias de la BnF développent ces objectifs selon les axes suivants : donner des repères pour une histoire des représentations (Livres de parole, Torah, Bible, Coran) ; approcher les grandes œuvres de la littérature (Émile Zola…) ; éduquer le regard (Fouquet ou le Moyen Âge en images). Les réalisations incluent des expositions virtuelles, des conférences en ligne, des bases de données, un guide de recherche pour les le jeune public, une animation de réseaux (ateliers d’écriture en ligne). Thierry Claerr (service du livre et de la lecture, direction générale des médias et des industries culturelles) a, enfin, décrit le contexte national et rappelé la diversité, la richesse et la dispersion du patrimoine en France. Il a évoqué le travail mené en collaboration avec l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT)  8, les réalisations comme Mandragore  9, par exemple. Aujourd’hui, il s’agit d’augmenter les ressources disponibles en ligne, en travaillant en partenariat.