N’espérez pas vous débarrasser des livres

par Laurence Jung

Jean-Claude Carrière

Umberto Eco

Entretiens menés par Jean-Philippe de Tonnac
Paris, Grasset, 2009, 330 p., 21 cm
ISBN 978-2-246-74271-5 : 18,50 €

Le titre présage le pire : un combat d’arrière-garde, de septuagénaires aigris et réactionnaires qui pleurent la disparition de leurs livres et se souviennent du bon vieux temps où l’un se penchait sur des manuscrits en parchemin et l’autre écrivait des scénarios avec Buñuel. Mais ce dialogue entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, mené par Jean-Philippe de Tonnac, n’est pas une complainte du temps jadis ou une longue déploration de la perte irréparable du codex. Après tout, la révolution numérique n’est que l’une des nombreuses métamorphoses du livre que relativisent ces deux férus d’histoire(s). Le livre va-t-il alors disparaître ? Non, répondent-ils d’emblée. Mais, comme le rappelle Umberto Eco, « le futur n’est pas une profession » et ils se gardent bien tous deux de se prononcer davantage sur l’avenir du livre. Ils jettent plutôt un regard rétrospectif, à la fois de médiéviste et de surréaliste, sur l’apport du livre à notre civilisation. « Le livre est comme la roue. Lorsque vous l’avez inventé, vous ne pouvez pas aller plus loin. » Umberto Eco semble ainsi clore le débat, mais ce n’en est que le début.

Quid du numérique ?

Umberto Eco et Jean-Claude Carrière en mesurent les avantages, les limites et les conséquences sur notre façon de lire (sommes-nous revenus au rouleau ?), et d’écrire (disparition du brouillon et des remords dans les archives des écrivains, multiplication de l’intertextualité). Ils ne font pas preuve d’un enthousiasme benêt devant le miracle numérique : l’un des chapitres s’intitule « Rien de plus éphémère que les supports durables » et rappellent les problèmes de conservation que pose le support électronique. L’informatique se périme à une vitesse vertigineuse et laisse présager une destruction plus rapide que celle du papier du XIXe siècle. L’informatique est la dernière des aventures de l’écrit mais ne peut occulter toutes celles qui l’ont précédée.

L’aventure de l’écriture

Les deux auteurs retracent l’invention de l’écriture, le passage du volumen au codex, du manuscrit à l’incunable, ils évoquent la censure et ses contournements, le commerce du livre rare, l’organisation des bibliothèques, les vanity press et leur système commercial machiavélique. On appréciera l’ouverture culturelle des deux protagonistes, qui, même dans des terrains déjà fortement défrichés par le bibliothécaire, savent décentrer les points de vue, en nous faisant emprunter les routes de la soie en Iran ou de l’or au Mexique. Gageons qu’Umberto Eco et Jean-Claude Carrière n’ont pas eu beaucoup d’efforts à fournir pour réaliser ces entretiens et se sont contentés le plus souvent de puiser dans leur immense culture, qui leur suffit à donner un panorama assez vaste de l’univers du livre.

Tous les savoirs du monde

Quelle que soit sa forme, le livre a eu pour fonction principale de conserver le savoir et de transmettre la connaissance. Qu’avons-nous perdu au fil des siècles ? Combien d’écritures nous sont devenues inaccessibles comme celles des codices aztèques, combien de ravages dans des incendies de bibliothèque ou lors d’autodafés ? La destruction et l’oubli sont-ils des tris nécessaires à la mémoire collective ? Les grandes bibliothèques sont le fruit d’un rêve icarien : la mémoire totale, tous les savoirs du monde rassemblés dans un même lieu, ou encore à portée de clic. Que nous reste-t-il à faire si nous détenons dans notre ordinateur et bientôt dans notre téléphone tous les savoirs qui ont échappé à la destruction des siècles ? « L’art de la synthèse » et « apprendre à apprendre », répondent-ils en écho. N’est-ce pas le nouveau rôle assigné à l’enseignant et au bibliothécaire d’aujourd’hui : passer du savoir à la connaissance, c’est-à-dire, comme le rappelle Umberto Eco, « la transformation d’un savoir en une expérience de vie » ?

Un livre drôle et érudit

Ce livre n’est pas destiné à des spécialistes ou à des professionnels mais au grand public. Ses limites découlent donc du genre. L’entretien ressemble à une conversation amicale au coin du feu. Le débat est peu construit, rebondit d’anecdotes en anecdotes et manque de contradiction : les deux auteurs sont étonnamment d’accord sur tout et s’illustrent l’un l’autre plus qu’ils ne s’opposent. En fait, nous devrions plutôt dire les deux lecteurs, car ce sont avant tout deux amoureux des livres, de véritables bibliophiles, qui peuvent parler d’incunables et de manuscrits pendant des heures, qui se répondent ici. Mais c’est aussi le charme de cet ouvrage, que de nous entraîner dans les passions livresques de deux humanistes, qui considèrent les livres comme les traces significatives de la pensée humaine dans toutes ses dimensions, ses fulgurances et ses énormités. Ils sont en effet tous les deux passionnés – et collectionneurs – de bêtises et d’erreurs, de folies et de monstruosités, et il faut bien dire que le chapitre « Éloge de la bêtise » est à mourir de rire. Ce livre n’est pas sérieux et il ne faut pas le prendre pour tel : il est drôle et érudit.