Les imaginaires de la bibliothèque
Bibliothèque et pouvoir
Caroline Rives
Le séminaire de doctorat « Les imaginaires de la bibliothèque 1 » vise à explorer en quatre séances l’imaginaire de la bibliothèque, ses liens à l’État, au corps, à l’Éros, à l’inconscient, à la mort, mais aussi au pouvoir, à l’écriture, à la cité, sous un angle interdisciplinaire, associant l’histoire, la philosophie, la littérature, la psychanalyse et l’esthétique. Les séances confrontent les points de vue venus du monde des bibliothèques (conservateurs), de la recherche universitaire (enseignants, doctorants, chercheurs), d’un écrivain et d’un architecte. Adressé à un public de doctorants mais ouvert au-delà, le séminaire laisse une large place au débat avec les auditeurs.
La séance du 6 mars 2010, intitulée « Bibliothèque et pouvoir » était modérée par Thierry Ermakoff (Enssib), qui donnait la parole à Anne-Marie Bertrand, historienne et directrice de l’Enssib, et à Robert Damien, professeur de philosophie à l’université de Paris Ouest-Nanterre. Thierry Ermakoff a introduit le débat en évoquant quelques pistes : le modèle négatif décrit par Umberto Eco dans De Bibliotheca 2 ; l’enquête de Denis Merklen au sujet des violences exercées sur une vingtaine de bibliothèques, lors des épisodes de révolte en banlieue de 2005 3 ; la phrase de Franz Kafka selon laquelle « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous 4 », et Louis Seguin taxant l’Enssib d’école de « hauts fonctionnaires » dans La Quinzaine littéraire en 2005.
La bibliothèque comme institution de pouvoirs
Anne-Marie Bertrand s’est penchée sur les pouvoirs que l’institution exerce (ou cherche à exercer) sur ses utilisateurs, à travers ses personnels, ses espaces, ses règles. La fréquentation de la bibliothèque, à l’inverse de celle de l’école, n’est pas obligatoire. Mais la bibliothèque tente d’imposer des obligations à ceux qui pénètrent dans ses lieux. Elle exerce différents types de pouvoirs. Certains sont des pouvoirs de type autoritaire. Le pouvoir d’interdire, qui se manifeste à travers l’élaboration de règlements (ne pas manger, ne pas parler, ne pas écrire sur les documents…). Le pouvoir d’impressionner, par une architecture parfois monumentale ou par l’imposition de codes de comportement. Le pouvoir de cacher, dans la masse des livres ou dans des catalogues incompréhensibles. Le pouvoir d’exclure des textes censurés ou des goûts illégitimes. La bibliothèque, qui se réclame des modèles démocratiques élaborés par l’Unesco ou feu le Conseil supérieur des bibliothèques, n’en exerce pas moins un pouvoir subtil d’exclusion des indésirables. On peut néanmoins remarquer qu’elle détient des pouvoirs d’un autre ordre : pouvoir de préserver des œuvres au-delà de leur rentabilité commerciale ou de leur légitimité idéologique, pouvoir de rassembler et de partager (encore que ce dernier reste un peu flou).
L’obsession réglementaire
La discussion a porté sur les aspects répressifs de l’institution, peut-être parce que le public était composé de gens qui sont contraints de s’y plier ou de gens qui souhaitent que les autres s’y plient. Là encore, la demande est ambivalente : si les bibliothèques tentent avec difficulté de mieux prendre en compte les demandes de leurs publics, celles-ci sont contradictoires. Comme dans tout espace public, le bibliothécaire doit arbitrer entre des revendications libertaires (boire, manger, parler…) et des revendications de rappel à l’ordre (travailler dans le silence, en compagnie de pairs, « résister à l’injonction du désir »). Une partie des nouveaux lecteurs, juvéniles et bruyants, importe dans la bibliothèque des comportements considérés jusqu’alors comme illégitimes. Le respect spontané des règles (s’il a jamais existé…) est peu courant. Dès lors, l’obsession réglementaire ne naît-elle pas de la perte d’une autorité que les bibliothèques n’exercent plus naturellement auprès des jeunes générations et des « nouveaux » publics ? Elles se retrouvent dans la même contradiction que les autres lieux culturels de pouvoir – l’école, l’université, les médias – et, comme eux, suscitent le retrait (se passer des bibliothèques) ou la violence (brûler les médiathèques ou les écoles maternelles).
Robert Damien a posé l’hypothèse d’un concubinage notoire entre la bibliothèque et le pouvoir. La matrice biblique est fondée sur le livre unique, totalisant, qui dit la parole de la divinité et ne peut donner lieu qu’à des interprétations. Elle fonde un pouvoir théocratique, légitimé parce qu’il écoute la parole de l’Église. La matrice de la bibliothèque fondée sur le rassemblement de livres et donc d’opinions hétérogènes génère la démocratie. Pour les tenants de la matrice biblique, elle est un lieu de perdition. Néanmoins, la séparation entre les deux modèles n’est pas nette. Un effort incessant est à l’œuvre pour fonder dans la bibliothèque un ordre nouveau. Chaque philosophe cherche à recréer un livre unique, le pouvoir tente sans cesse de s’accaparer la voix de l’universel.
Michel Melot a fait l’hypothèse de l’apparition d’une troisième matrice, la matrice numérique. Le wiki succède à la matrice biblique, mariage entre livre unique et pouvoir théocratique, et à la matrice bibliothèque, concubinage entre collection de livres multiples et pouvoir démocratique. C’est une matrice fondée sur l’échangisme : on se mêle à qui l’on veut, sans conséquences, et la vérité devient la somme de toutes les erreurs. Néanmoins, selon Robert Damien, ce modèle est trop neuf pour pouvoir être immédiatement validé : des modes de structuration existent au sein du web, même s’il est difficile de les décrypter.
Une autre question a été abordée, celle des contre-pouvoirs suscités par chacun des modèles. Pour Robert Damien, si le contre-pouvoir du modèle théocratique est à l’évidence l’hérésie, on ne sait pas encore quelles formes il prendra à l’ère numérique. Denis Bruckmann a évoqué les modes de contestation ordinaires de la bibliothèque. Au-delà des violences radicales que sont les incendies, des violences feutrées y sont mises en œuvre quotidiennement : vols, déprédations, déclassements… Mais, pour Robert Damien, si cette contestation est vertueuse, elle reste illégitime.
La prochaine séance, qui donnera la parole à Michel Melot et à Dominique Perrault, sera sans doute l’occasion d’approfondir la façon dont le pouvoir exercé par les bibliothèques peut se manifester dans leur architecture…