Atelier du livre : « Crise de la lecture ? »
Christine Sabatier
À l’occasion de l’exposition « Choses lues, choses vues » du vidéaste Alain Fleischer, présentée dans la salle Labrouste de la Bibliothèque nationale de France, un Atelier du livre 1 sur le thème « Crise de la lecture ? » a eu lieu le 26 janvier dernier sur le site de Tolbiac. La journée d’étude a réuni des sociologues, des bibliothécaires, des éditeurs, des libraires, ainsi que des auteurs et des acteurs du monde associatif, autour de quatre tables rondes. De l’histoire des politiques scolaires aux actions des médiateurs, en passant par la recherche d’une définition de la lecture aujourd’hui et les développements des pratiques numériques, intervenants et public ont tenté de préciser à quel degré et selon quels critères on peut constater une crise de la lecture.
Sous le signe du plaisir et du partage
Martine Poulain a associé la lecture au désir et à la pluralité, donnant le ton d’une journée où chacun a évoqué les notions de plaisir et de partage. Plaisir et apprentissage en parallèle, nécessaires à l’émergence d’un sens, selon Annick Lorant-Jolly qui rappelle que « lire, c’est mettre en relation ». Plaisir des premiers contacts avec le livre dans la pré-enfance que traduit l’explosion de la littérature pour la jeunesse, selon Gérard Chauveau. Plaisir et sensualité de la lecture pour Gérard Collard, qui invente une librairie à l’image de la vie. Plaisir absent de la pratique sur écran selon un auditeur qui maintient : « On ne s’amuse pas sur internet. »
La notion de partage a d’ailleurs permis de mettre en valeur autant les attraits du papier que ceux de l’écran : Gérard David, président de l’association « Lire et faire lire », souligne le dynamisme des retraités engagés dans cette mobilisation citoyenne qui valorise l’objet livre et la littérature contemporaine, quand un auteur comme Martine Sonnet montre la capacité d’internet à susciter des contenus et des formes nouvelles ainsi que de nouveaux publics dans un espace interactif. Espace dont la particularité est, dans le cas de Google par exemple, selon Olivier Donnat, d’être une médiation sans médiateur. Le sociologue, auteur des Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique en 2008 2, incite à résister à l’envie d’interpréter tous les changements en cours à l’aune du numérique, car les tendances observées ont commencé avant.
Homère et la boîte de médicaments
Définir la lecture a bien été une préoccupation de l’ensemble des intervenants. Si, comme le rappelle Martine Poulain, il vaut mieux « apprendre à lire avec Homère qu’avec une notice de boîte de médicaments », car l’enfant a besoin de mythes, l’existence d’une lecture plurielle et de lecteurs pluriels a été défendue par tous, au motif que le modèle humaniste n’exclut pas les autres modèles. Une définition universelle et intemporelle de la lecture ne serait qu’un leurre. Pour preuve, l’actualité du monde éditorial : Alban Cerisier évoque les succès éditoriaux comparables de La première gorgée de bière, d’une écriture fragmentaire, et de la somme que représente Les bienveillantes. En rappelant les réactions défavorables du grand-père de Sartre quand il le surprend à lire Les pieds nickelés, Jean-Yves Mollier montre bien que la lecture s’inscrit dans le champ des valeurs personnelles plutôt que dans une légitimité établie.
Crise ou mutation ?
Jean-Yves Mollier a ajouté qu’on ne lit pas de la même façon selon la nature des supports. Par-delà les particularités du support numérique, lire un « Pléiade » ou un « Pocket » induit des modes de lecture différents. L’historien préfère parler de mutation plutôt que de crise. Il évoque une « coupure » épistémologique comme le livre en a déjà connu et en connaîtra certainement d’autres.
Claire Bélisle demande quant à elle : « Est-ce la lecture ou le papier qui est menacé ? », et déplace le débat du « lit-on ? » au « comment lit-on ? ». Certes, les processus cognitifs changent face à l’écran, mais ce n’est pas la première évolution : il y a eu celle d’une lecture à haute voix vers une lecture silencieuse, celle d’une lecture méditation vers une lecture réflexion, celle d’une lecture de compréhension vers une lecture d’information. Claire Bélisle ajoute que chaque invention appelle sa « panoplie d’aides à la lecture ». En effet, l’imprimerie avait abouti à ses débuts à une régression dans la présentation des textes. Il a donc fallu inventer paragraphes et ponctuation pour aider à lire l’imprimé. Pour pallier la surcharge cognitive sur le support numérique, des aménagements se feront. Tirer parti de la profusion des connaissances sur ce support est tout l’enjeu actuel.
La question du livre numérique a été abordée du point de vue des formats : ne conçoit-on pas une réplique du livre imprimé sans explorer de nouvelles possibilités ? Alban Cerisier a évoqué la complexité technique qui consiste à intégrer le dialogue avec l’image, par exemple dans le cas du Petit Prince. C’est peut-être ce qui explique que 83 % des personnes interrogées n’avaient pas l’intention de télécharger un livre en 2008.
Des bibliothécaires qui peuvent agir
Le rôle des bibliothèques évolue en conséquence, comme le rappellent Alain Patez et Christophe Evans : l’autocritique est palpable à l’intérieur des réseaux professionnels. De même que Max Butlen, au début de la journée d’étude, avait évoqué la création des BCD (bibliothèques centres de documentation) et des CDI (centres de documentation et d’information) dans le système scolaire pour dynamiser la politique d’offre de lecture, Christophe Evans a défini les orientations actuelles envisagées pour s’adapter au nouvel environnement : la « prescription verticale » doit être rejetée au profit de médiations indirectes ; il est nécessaire également de « débureaucratiser » les bibliothèques. Un programme qui implique concrètement de déscolariser leur image, de modifier les cadres et les modes de relation (être à côté plutôt que face à face), de tenir compte des sociabilités réelles, de ne plus être un « stock » de livres bien classés mais d’être dans une culture de flux. Le prêt illimité est mis en avant.
Un débat de société
Si la lecture a été envisagée pour elle-même, la dimension sociale de cette pratique a surtout été soulignée par Jean-Claude Zylberstein, qui y voit une sorte d’« ascenseur social et personnel », un instrument de réussite. La concrétisation de cet idéal, qui ne s’oppose en rien au plaisir évoqué par tous les intervenants, est peut-être menacée par le recul de la lecture approfondie, fait qu’a déploré Bruno Racine qui concluait la journée. Mais le président de la BnF refuse d’être nostalgique. S’il a soutenu que l’objet livre a atteint « un point de perfection » qui séduit les lecteurs, il a convié les auditeurs à rester ouverts à la culture de l’écran et à ses potentialités.
Avec la collaboration de Sylvie Boissavi